La Comédie Française est une troupe : comprenez par là que les spectacles qu’elle donne sont interprétés par ses propres comédiens. Cette institution fameuse propose l’adaptation française de la pièce américaine Children of a Lesser God, en français Les enfants du silence. Elle raconte la relation, dans une institution, entre une jeune Sourde qui refuse l’oralisation et un professeur qui tente de la convaincre avant de succomber à l’amour. L’annonce de ce spectacle est ressentie comme une agression contre les Sourds par un groupe de comédiens sourds anonymes, qui scande : « Les personnages noirs ne sont plus joués par les blancs. Pourquoi les sourds le sont-ils encore par des entendants ? ».
On pourrait répondre que la Comédie Française ne met en scène que les comédiens de sa troupe et que celle-ci ne compte pas de Sourd parmi elle. Le débat pourrait certes porter sur le pourquoi : il ne manque pas de comédiens Sourds de très grande qualité, dignes d’intégrer une troupe aussi prestigieuse que la Comédie Française. L’un d’entre eux a-t-il postulé ? Cette compagnie a-t-elle refusé un(e) comédien(ne) sourd(e) ?
Pourtant le débat est ailleurs : c’est le théâtre en son essence même. Le théâtre n’est pas la réalité mais une représentation de la réalité vue par un auteur, des comédiens et un metteur en scène. Le théâtre est une vision du monde tels qu’ils veulent le représenter, pour faire réfléchir le public (quitte parfois à le brutaliser), l’instruire, le distraire… Pour réussir ce projet, l’auteur doit, dans l’idéal, écrire un texte captivant interprété par des comédiens de talent mis en scène par un réalisateur respectueux de cet ensemble fragile, pour réaliser cette alchimie qui nourrira le spectateur. Le théâtre est un monde d’artifices dans lequel des méchants absolus sont interprétés par des êtres en chair et en os qui ne feraient pas de mal à une mouche, où des hommes interprètent des femmes et vice-versa, où chacun joue un rôle, un personnage qui n’est pas soi. Richard III devrait-il être joué par un vrai gnome ? Un cocu par un vrai cocu ? Le barbier de Fleet Street par un vrai tueur en série rangé des couteaux ? Otello par un Noir ? C’est ce dernier pari qu’a récemment tenté la Comédie Française en confiant le rôle au comédien Bakary Sangaré, par ailleurs fort talentueux mais dont l’interprétation, ici, confinait à l’outrance sans rien apporter de plus à Shakespeare… ni au public, globalement déçu.
Heureusement, des comédiens sourds français sont reconnus professionnellement et travaillent en dehors du circuit fermé « sourd pour les sourds ». Ce sont leurs qualités d’artistes qui leur ont permis de réussir, pas des slogans déconnectés de la réalité du genre théâtral ni des quotas obligatoires. Aux USA, le syndicat des acteurs oblige à ce que chaque film ou série comporte au moins un acteur noir, mais il n’oblige à rien en matière de surdité. Pourtant les personnages handicapés y sont largement présents, comme composantes de la population mais dont le handicap n’est pas forcément l’argument principal de leur présence à l’écran. En France, outre l’absence quasi-totale de comédiens et acteurs professionnels, on en est donc encore à s’accrocher à l’idée de représenter coûte que coûte le handicap à l’écran : les beaux esprits en viennent ainsi à saluer une série policière dans laquelle un inspecteur de police paraplégique (joué par un valide sans que les associations de défense s’en émeuvent) mène des enquêtes en fauteuil roulant. Lesquels beaux esprits oublient au passage que les scénaristes pratiquent dans leurs écrits des « aménagements d’accessibilité » qui n’existent pas dans la vraie vie. Qu’importe, si le simulacre fonctionne pour le spectateur ? Il en va de même au théâtre : il ne faut pas se tromper de combat.
Laurent Lejard, avril 2015.