L’agression qui s’est produite dimanche 16 juin dans le XIIe arrondissement de Paris prend une dimension considérable, très symptomatique de l’évolution médiatique de notre société. C’est parce qu’un cycliste circulait avec une caméra fixée sur son casque que ces faits ont été filmés et diffusés par de nombreux médias : ce procédé venu de Russie vise à enregistrer des comportements et agressions subis dans la circulation routière. Là, on voit un homme aveugle accompagné de son frère en train de traverser une rue sur un passage piéton alors qu’une grosse berline leur brûle la priorité en les frôlant au risque de les heurter. Puis la voiture s’arrête, le conducteur se dirige vivement vers l’accompagnateur et le gifle plusieurs fois à pleine volée en vociférant, puis va vers le piéton aveugle, main levée comme s’il voulait également le gifler. Des passants interviennent, tentent de s’interposer, l’agresseur remonte en voiture et s’en va. Une fois les images diffusées, émotion nationale, déferlement de réactions et de déclarations indignées, identification de l’agresseur convoqué par la police et maintenu en garde à vue plus de 24 heures. L’affaire en est là au moment où ces lignes sont écrites, on ne sait pas encore si l’agresseur sera déféré au Parquet pour être mis en examen et placé en détention provisoire.
On exagère à peine, tant l’emballement médiatique mène la danse sur fond de bal des hypocrites. Parce qu’il faut bien voir la réalité : nos sociétés hyper-urbaines engendrent une violence exacerbée par des conditions de vie de plus en plus difficiles à supporter. Il n’est pas question ici d’excuser le comportement d’un conducteur irascible prêt à frapper un homme qui ne pourra se défendre faute de voir les coups arriver, une telle lâcheté est impardonnable. Pourtant, des faits similaires se sont succédés, dont une agression également filmée en octobre 2018 : un client aveugle avait été violemment expulsé d’un Monoprix marseillais parce qu’il était accompagné d’un chien-guide. Après l’émotion et les déclarations définitives de quelques ministres et élus, il ne s’est rien passé d’autre qu’une réunion de travail sans conséquence : aucune consigne n’a été donnée par le ministre de l’Intérieur aux forces de police et de gendarmerie d’intervenir quand une victime de tels errements les appelle. Mais soyons rassurés : il y aura d’autres réunions et d’autres propos lénifiants sur la pédagogie, le changement de regard et autres amuses-bébé. Et également de la récupération politique, comme cela s’était produit le 3 février 2014 : engagée dans la campagne pour l’élection municipale de Marseille, la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, avait exploité politiquement l’humiliation d’un jeune homme déficient intellectuel, parlant d’agression « barbare » qui méritait « la plus grande sévérité ».
En fait, il ne se passe pas de semaine sans que la presse rapporte l’agression d’une personne handicapée : France Bleu relate l’arrestation de deux jeunes hommes, dont un mineur de 16 ans déjà mis en cause cinq fois pour des faits semblables, qui ont roué de coups un homme handicapé âgé de 39 ans au point de lui occasionner 15 jours d’interruption de travail. Là, c’est le jeune majeur qui a demandé au mineur de le filmer en train de cogner. Tous deux ont été jugés, condamnés et emprisonnés. On pourra discourir sur le changement de regard, la société inclusive c’est aussi ça : la violence touche tout le monde, personnes handicapées comprises. Lorsque la vie sociale est rude, les plus vulnérables souffrent davantage : c’est sur cette réalité que nos dirigeants devraient agir au lieu de nous abreuver de leurs larmes de crocodile, eux qui sont à la source de la violence qui nous déferle dessus, et à ce titre co-responsables.
Laurent Lejard, juin 2019.