L’Assemblée Nationale avait frappé un grand coup le 13 février 2020 en adoptant une proposition de loi déconjugalisant le calcul de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH). Les députés de la majorité gouvernementale avaient laissé filer, désertant l’hémicycle. Cette adoption contre la volonté du Gouvernement ne se reproduira pas au Sénat bien que ce dernier ait été contraint par la la volonté populaire d’examiner rapidement ce texte en première lecture : une pétition demandant cet examen lancée par un couple concerné a dépassé les 100.000 signatures nécessaires. Toutefois, l’audition de la secrétaire d’État aux Personnes handicapées, Sophie Cluzel, le 18 février par la commission des Affaires sociales du Sénat montre que les arguments les plus fallacieux sont déployés pour empêcher l’adoption du texte sans le modifier, ce qui le conduira à nouveau devant l’Assemblée Nationale. Dans ce combat, la ministre n’a pas hésité à asséner les mensonges les plus grossiers.
En introduisant la séance, la présidente de la commission, Catherine Deroche relevait pourtant : « Aucune étude d’impact approfondie n’a été réalisée faute de données disponibles. Nous avons été assez surpris de cette difficulté des différents organismes à produire des données dans les délais compatibles avec l’examen du texte. C’est d’autant plus surprenant à nos yeux qu’une réflexion est en principe engagée sur l’évaluation des différents minima sociaux dans le cadre du projet de revenu universel. » On apprenait également que la Caisse Nationale d’Allocations Familiales, qui verse l’AAH, ne dispose pas d’un simulateur permettant d’apprécier les effets de la proposition de loi pour les 25% des allocataires qui vivent en couple. La CNAF doit encore établir une évaluation de ceux qui seraient éventuellement perdants.
Cela n’a pas atteint la secrétaire d’État aux Personnes handicapées qui a rappelé son credo conservateur : « La solidarité nationale ne saurait être pensée en dehors de toute forme de solidarité. Parce que le foyer est la cellule protectrice de notre société, la solidarité nationale doit s’articuler avec les solidarités familiales parce que c’est le fondement-même de notre système que d’assurer la juste redistribution de l’effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin, il est légitime de tenir compte de l’ensemble des ressources du foyer des bénéficiaires. » Et d’appeler à la rescousse l’article 220 du code civil sur la solidarité entre époux, oubliant qu’il ne s’applique pas aux très nombreux couples non mariés alors que le calcul de l’AAH ne distingue pas entre les statuts maritaux.
« En supprimant toute notion de plafond et le principe même d’allocation, la présente proposition de loi fait sortir du droit commun les 1,2 millions de bénéficiaires ». Sophie Cluzel affirme que cela ferait sortir les personnes handicapées du droit commun auquel elles « aspirent, prétendent et revendiquent ». La suppression de la prise en compte des revenus du conjoint et assimilé se retournerait donc contre les bénéficiaires eux-mêmes. Exagération qui n’est rien à côté de la suite : « Aujourd’hui cette proposition de loi représente un coût estimé de 20 milliards d’euros de dépenses nouvelles ». Qui s’ajouteraient par conséquent aux 11 milliards de la dépense actuelle, soit 31 milliards au total ; avec une telle somme il y a de quoi verser chaque mois 2.150€ à chacun des 1,2 millions d’allocataires ! Sur quelle évaluation est basé ce chiffrage de « dépenses nouvelles » ? Sophie Cluzel ne le précise pas et la question ne lui sera pas posée. Mais la ministre ne s’est pas contentée de cette énormité, elle l’a accompagnée d’une autre contre-vérité en affirmant qu’une personne handicapée peut recevoir en même temps l’AAH et le RSA, ce qui est totalement impossible.
Et ce n’est pas fini. « L’individualisation des ressources favoriserait particulièrement les couples actuellement inéligibles en raison d’un montant de ressources trop élevé. » Quel montant, combien de couples, elle ne le dit pas et c’est logique : l’organisme payeur ne sait pas le calculer. « Les perdants seraient les allocataires qui travaillent en couple (sic) avec un conjoint qui perçoit peu ou pas de revenus. » Combien de couples vivent ainsi, avec le conjoint handicapé qui cumule son salaire avec une AAH pendant que l’autre est sans ressources ? « L’individualisation se traduirait ainsi par une perte de ressources estimées pour 44.000 foyers. » Or, la sénatrice Catherine Deroche a très clairement rappelé en début d’audition « aucune étude d’impact approfondie n’a été réalisée faute de données disponibles. » De quel chapeau Sophie Cluzel sort-elle un chiffre aussi précis alors que l’organisme payeur est incapable de le fournir ? On l’a demandé à la CNAF sans obtenir de réponse. L’imagination de la secrétaire d’État aux Personnes handicapées ne connaît pas de limite. Parce que si ce genre de situation peut résulter d’un accident de la vie, par exemple la perte d’un mandat qui laisse brutalement le gérant d’une entreprise sans rémunération, cela reste temporaire : on ne peut pas croire que 44.000 allocataires vivent en couple avec un profiteur !
Pour emballer son refus, Sophie Cluzel a sorti l’un des gadgets préférés du Gouvernement, la création d’une mission parlementaire pour se donner le temps, ou plutôt gagner du temps sur les dos des couples. En oubliant ce qu’elle avait proposé aux députés le 13 février 2020 pour qu’ils n’adoptent pas la proposition de loi : « Je m’engage devant vous tous dans cet hémicycle à vous présenter d’ici à juin un rapport très circonstancié sur les perdants et les gagnants. » La secrétaire d’État est venu au Sénat un an après sans ce rapport qu’elle n’a pas fait réaliser, elle avait donc menti à l’Assemblée Nationale.
Pourtant, au terme de cette audition, on peut déjà déduire que la proposition de loi ne sera pas adoptée sans modification par le Sénat. Rapporteur du texte, Philippe Mouiller (qui fait théoriquement partie de l’opposition gouvernementale) a repris à son compte plusieurs arguments de la secrétaire d’État. Il gobe sans tiquer la dépense supplémentaire de 20 milliards d’euros. Tout en rappelant à Sophie Cluzel que le Gouvernement avait fait le choix de sortir l’AAH de la fusion des minima sociaux dans le projet de revenu universel : « Votre gouvernement a fait de le choix de considérer que ce n’était pas un minimum social comme les autres ». Mais il n’en tire pas la conclusion qui s’impose : l’AAH est un revenu de compensation du handicap qui devrait de ce fait être individualisé. Il avait toutefois raison quand il déclarait le 21 janvier que c’était par le maintien de la pression populaire que la déconjugalisation serait obtenue. La lutte n’est donc pas terminée.
Laurent Lejard, février 2021.