La séance de l’Assemblée Nationale de la matinée du jeudi 17 juin a été particulièrement houleuse et a révolté la plupart des députés présents qui ont d’ailleurs quitté l’hémicycle avant la fin de la séance. Pour la première fois dans l’Histoire de notre République, l’examen d’un texte sur le handicap a mis en péril la liberté du Parlement de voter la loi : faute de majorité « sûre », le Gouvernement a chargé Sophie Cluzel, secrétaire d’État aux Personnes handicapées, de mettre un pistolet sur la tempe de chacun des députés de la majorité pour qu’il vote contre la suppression de la prise en compte des revenus du conjoint et assimilé dans le calcul de l’AAH. La ministre a en effet employé deux armes de guerre parlementaire : tout d’abord le vote réservé sur les amendements afin de dénaturer le débat en renvoyant en bloc le scrutin en fin de débat, puis le vote bloqué sur le texte voulu par le Gouvernement et sans aucun des amendements débattus en séance ; cette arme contre le Parlement n’avait plus été employée depuis une dizaine d’années !
En clair, le Gouvernement a exigé des députés qu’ils votent sur « son » texte, celui qu’il avait fait approuver en commission une semaine plus tôt, et jette le débat parlementaire à la poubelle. Ce détournement de procédure contre une proposition de loi d’initiative parlementaire a entraîné la révolte des députés à l’appel d’André Chassaigne, président du groupe Communiste et apparentés dénonçant « un coup terrible à la démocratie parlementaire et à notre République. » Les députés avaient pourtant maintes fois relevé l’unanimité des allocataires et des associations pour déconjugaliser l’AAH.
Ce mépris autoritaire du Parlement caractérise les régimes faibles, sans arguments autres que faux et mensongers, même si ce terme ne plaît pas aux chargés de propagande de Madame Cluzel qui ont distillé à des journalistes choisis des « éléments de langage ». La secrétaire d’État a, une fois de plus, asséné des propos politiciens fallacieux et clivants, allant jusqu’à la provocation : « Non, je refuse vraiment de laisser les oppositions [parlementaires] donner une vision misérabiliste du handicap ! » Un comportement agressif à l’opposé de son discours sur « sa » méthode, l’écoute et l’échange. A l’Assemblée, elle n’a été que refus constant du débat et des arguments présentés sur la nature réelle de l’AAH ou l’autonomie nécessaire aux personnes handicapées pour vivre et se réaliser. « Depuis quatre ans désormais, a-t-elle attaqué, le Gouvernement a fait de la simplification et de l’amélioration du quotidien des personnes en situation de handicap un axe majeur de sa politique sociale. » Les couples allocataires maintenus dans l’interdépendance apprécieront la conception cluzelienne de « l’amélioration du quotidien des personnes en situation de handicap. » Cela au nom d’un dogme conservateur : « Je n’aurai de cesse de le répéter, la solidarité nationale s’appuie sur la solidarité familiale pour apporter son soutien aux plus précaires. » Le très droitier François Fillon prônait cette même vision de la société lors de la campagne pour les présidentielles de 2017. Ce à quoi a répondu le député communiste Stéphane Peu, rapporteur du texte : « Il s’agit ni plus ni moins d’une tutelle de même nature que celle qui, jusqu’en 1965, obligeait les femmes mariées à demander l’autorisation de leur mari pour pouvoir ouvrir un compte bancaire. Pouvons-nous prendre comme modèle aujourd’hui une vieille société rétrograde qui entendait assujettir les unes aux uns ? »
Le propos cluzelien ne fait ici que confirmer la conception de la place des personnes handicapées dans la société par une politicienne membre du parti présidentiel : elle qui vient de la droite chrétienne, que l’on dit opposante à l’interruption de grossesse et proche du groupuscule de droite conservatrice Sens Commun. C’est par idéologie conservatrice, si ce n’est réactionnaire, que Sophie Cluzel entend maintenir la dépendance dans les couples et ne cesse de clamer « nul n’est inemployable » ; pour elle, on n’existe que par le travail, comme l’avait proclamé Nicolas Sarkozy lors de la première Conférence Nationale du Handicap : « Pour vivre dans la société il faut travailler, il faut aller à l’école, il faut aller à l’université. Sinon on est en dehors de la société. »
La secrétaire d’État aux personnes handicapées a rempli sa mission, elle a réussi à retarder voire empêcher durablement la déconjugalisation de l’AAH. Parce qu’en refusant le texte du Sénat qui supprime la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH, le Gouvernement recule l’échéance : la Haute Assemblée devra examiner le texte de l’Assemblée Nationale alors qu’il ne reste plus qu’une session parlementaire, celle de l’automne et hiver 2021-2022, juste avant les élections présidentielle et législative. Toutefois, Sophie Cluzel sort de cette matinée du 17 juin à l’Assemblée politiquement carbonisée : elle a renvoyé l’image détestable d’une politicienne prête à toutes les manoeuvres pour passer en force, contre la volonté de ceux dont elle prétend faire le bien, les couples dont un membre est handicapé et qui vont continuer à payer le « prix de l’amour. » Amour que Sophie Cluzel a visiblement perdu.
Laurent Lejard, juin 2021.
PS : vous pouvez vérifier en lisant le compte-rendu intégral de ce débat publié par l’Assemblée Nationale le 19 juin.