« Voyons les personnes avant le handicap », ce slogan scande la campagne de sensibilisation élaborée par le Gouvernement à la demande du Président de la République lors de la dernière Conférence Nationale du Handicap. Trois vidéos de 30 secondes, des portraits photos, des diffusions télés, web, cinéma, presse écrite, rien de révolutionnaire pour 3,5 millions d’euros de budget. Sur le fond, cette campagne joue sur l’identification des gens qui se reconnaissent dans la personne handicapée qu’ils rencontrent : une dame sourde qui porte la même robe de soirée, un élève amputé qui « aime les betteraves et les choux de Bruxelles comme moi » (là c’est un peu space…), un dragueur qui rencontre « une fan de hard rock comme moi » paraplégique. C’est la relation humaine que ciblent ces clips, celle qui fait qu’on se voit, se parle, rit et vit ensemble. Une approche parfaitement dans l’air du temps qui transfère sur les individus les problématiques d’inclusion. La même démarche a déjà réussi dans le domaine environnemental ; les populations sont incitées à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre pour préserver la planète, ce que beaucoup de gens font, pendant que des industriels augmentent la pollution atmosphérique et détruisent l’environnement. Ce que les individus font bien est négativement compensé par des sociétés qui ne voient que leur profit, les efforts individuels des uns servant à compenser les destructions collectives des autres. Les premiers sont contraints, les seconds impunis.
La campagne de sensibilisation handicap fonctionne sur le même ressort : la vie ensemble repose sur l’ouverture à l’autre dans un monde sans obstacles ni discriminations institutionnelles. Sauf que le jeune amputé porte une prothèse de bras imprimée 3D parce que ses parents n’ont pas eu les moyens de lui en acheter une qui soit durable et performante, que la dame sourde est la seule à pratiquer la langue des signes puisque celle-ci n’est pas l’objet d’actions publiques de formation et diffusion, que la jeune femme paraplégique aura sué sang et eau pour financer son fauteuil roulant actif. Aucune des difficultés du quotidien des personnes handicapées n’apparaît dans ces clips à la Bisounours, ni obstacles pour sortir de chez soi et rencontrer du monde, ni contraintes administratives et parcours du combattant, ni traitements différenciés maintenus par des politiques nationales ou territoriales. Cette campagne entre tout à fait dans le schéma de pensée hyper-positif de la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, et flatte sa tendance exacerbée à l’autosatisfaction : tout va bien dans « son » meilleur des mondes.
Outre cet aspect propagandiste à lunettes roses, on a repéré une bizarrerie : pourquoi une bannière de cette campagne se retrouve-t-elle sur un site Internet commercial d’information sur le handicap ? Ses visiteurs auraient donc besoin d’être sensibilisés au handicap ? Ou s’agit-il plutôt d’une récompense pour bons et loyaux services ? Ce site web a publié de nombreuses interviews de Madame Cluzel, à base de questions complaisantes. Il relaie l’action gouvernementale sans mise en perspective ni recul. Son directeur gérant a été nommé par la secrétaire d’État au comité de pilotage d’organisation de la CNH de février 2020, puis au Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH). Il a signé avec la secrétaire d’État des partenariats en soutien au Duoday dont elle s’est appropriée l’organisation. Un décret fort opportun de novembre 2020 lui permet de faire déduire de la contribution pour l’emploi les salons de recrutement en ligne dont il s’est fait une spécialité, Sophie Cluzel les a d’ailleurs relayés sur Twitter. Aujourd’hui, la société exploitant ce site web sur le handicap va percevoir de l’argent de l’État pour diffuser la campagne gouvernementale de sensibilisation… aux handicaps. Décidément, la République exemplaire qu’Emmanuel Macron appelait de ses voeux pendant sa campagne électorale de 2017 reste celle des copains et des coquins…
Laurent Lejard, novembre 2021.
Ajout du 15 novembre
Le magazine papier Être Handicap Information a obtenu, à la demande expresse de sa direction, de publier dans un numéro spécial cette publicité d’État. Son rédacteur en chef le justifie par la diffusion gratuite auprès du grand public de ce numéro consacré à l’emploi ; si lors du premier contact avec les services de Madame Cluzel cela leur a été refusé, c’est après avoir argumenté que cette publicité, dont le montant n’est pas précisé, a finalement été obtenue. On comprend mieux que le cabinet de la secrétaire d’Etat ait refusé de communiquer la liste des journaux et magazines retenus pour diffuser la campagne gouvernementale. Et on doit rappeler que tous les numéros du magazine Etre sont consacrés à l’emploi…