Céline Boussié a poussé le courage dans ses derniers retranchements : seule contre la plupart des employés et une direction acharnée soutenue par les potentats locaux, elle a dénoncé les traitements humiliants et dégradants, les violences, infligés aux pensionnaires polyhandicapés de l’Institut Médico-Éducatif de Condom (Gers) « Les enfants de Moussaron ». Vilipendée, calomniée, ruinée, trainée en justice pour diffamation, elle a su, avec ses soutiens et ses avocats, faire de son procès une tribune pour défendre la vie et la dignité d’enfants polyhandicapés maltraités, dont cinq sont morts prématurément. Et elle a obtenu sa relaxe, la première en France pour une lanceuse d’alerte.
Moussaron, c’était quoi ? Un établissement pour enfants polyhandicapés, l’un des rares en France sous statut juridique à but lucratif géré par un couple de médecins que la bourgeoisie locale ne voulait pas inquiéter, chantage à l’emploi oblige. Pourtant, dès 1995 des violences et des mauvais traitements étaient signalés par un salarié : c’est lui que la justice a condamné pour diffamation. Quatre ans plus tard, deuxième dénonciation publique, mêmes poursuites et condamnations de deux autres employées. Pourtant, l’Administration avait relevé, lors de ses contrôles réguliers, des lacunes et des manquements graves, rédigeant des rapports recommandant des mesures correctives jamais mises en oeuvre. Puis elle revenait quelques années après faire un rapport identique avec le même résultat. La technique est bien connue dans le secteur médico-social, mais également dans l’Aide Sociale à l’Enfance : l’Administration contrôle, les gestionnaires disposent, les enfants continuent à subir.
Sauf qu’à Condom en 2013, une femme a dit « non » et a su mobiliser pour que ça change, impliquant les politiques au plus haut-niveau comme l’explique Céline Boussié : « Marie-Arlette Carlotti [alors ministre déléguée aux Personnes handicapées] s’est impliquée dans ce dossier, ça lui a quand même coûté son poste. Elle est à l’origine de la mise sous administration provisoire de l’établissement, et s’était prononcée dans la presse pour le renouvellement de l’équipe de direction. Dans les faits, ça n’a pas été le cas. » Au cours de son enquête sur les dessous de Moussaron, Céline Boussié a pointé des relations avec le Parti Socialiste local qui expliqueraient que Marie-Arlette Carlotti n’ait pas été conservée lors du changement de gouvernement d’avril 2014. « Je me suis rendu compte que le compagnon d’Aurélie Doazan, la fille des propriétaires qui a repris la gestion de l’établissement, avait des responsabilités au Parti Socialiste du Gers et au niveau national. On a saisi le PS, personne n’a répondu. Marie-Arlette Carlotti avait déposé la seule plainte de l’Etat en 25 ans de maltraitance dans cet IME, même si le Procureur de la République l’a classée sans suite. » Ses successeures, Ségolène Neuville et Sophie Cluzel, se sont, elles, bien gardées de s’exprimer sur le scandale Moussaron qui met en cause l’ensemble de la chaine d’agrément des établissements médico-sociaux et du contrôle par l’Administration de la réalisation de leurs missions dans le respect des êtres humains qui leur sont confiés.
Parce que Moussaron, c’est aussi une affaire d’argent : la société gestionnaire à but lucratif recevait 8.000 euros par mois pour chaque pensionnaire, et sa rénovation avait été subventionnée sans être effectuée : « De l’argent public, deux millions de francs (305.000€) ont été donnés en 1999 pour financer l’amélioration des bâtiments et des locaux. Mais il n’y a pas eu de travaux, on le voit dans le reportage de Zone Interdite (M6) tourné en 2014. Où est passé cet argent public ? » Dans ces voitures de luxe Bentley et Ferrari filmées par M6 et qui appartiennent aux Doazan ? « Elles circulaient jusqu’en 1999 », confirme Celine Boussié. Après la seconde dénonciation de maltraitances, les propriétaires ont visiblement préféré ne plus s’afficher à bord.
Après la relaxe de Céline Boussié, les autorités et les politiques n’ont pas réagi ni agi, comme s’il ne fallait surtout rien changer : « Dans son rapport sur l’application par la France de la convention internationale des droits des personnes handicapées, le rapporteur de l’Organisation des Nations-Unies dénonce l’impunité des établissements français et cite expressément Moussaron. Pourquoi 25 ans d’impunité de traitements dégradants, humiliants ? Il y a eu trois générations de lanceurs d’alerte dans cet établissement. Moi, je suis relaxée. Quels étaient les appuis de l’établissement et de ses dirigeants ? Je ne comprends toujours pas. Malgré les contrôles et les rapports accablants de l’Inspection Générale des Affaires Sociales et de l’Agence Régionale de Santé, pourquoi ses dirigeants n’ont jamais été mis en examen et jugés pour les traitements qu’ils ont infligés aux enfants, je ne comprends toujours pas qui les a aidés à passer entre les mailles du filet. »
Ce qui conduit à s’interroger sur la perception sociale de la maltraitance et des violences sur des personnes handicapées. Ne seraient-elles, après tout, pas si graves ? « Il y a une grosse part de ça, et c’est en cela qu’il faut changer le regard de la société. L’inclusion, ce mot me fait bondir ! Pour moi, avant d’être des personnes en situation de handicap, elles sont des citoyens à part entière comme le proclame l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme. On voit bien aujourd’hui que notre société n’est pas prête, on tolère sur des personnes en situation de handicap des gestes et des actes qu’on ne supporterait pas sur d’autres. L’omerta, la loi du silence est passée dans les moeurs de la société. Par exemple, à mon arrivée ce matin à Paris par le train, j’ai remarqué un jeune aveugle perdu, j’ai trouvé choquant que personne ne l’aide. Je l’ai accompagné jusqu’au bus. »
Celiné Boussié espérait que les employés de Moussaron la soutiendraient, c’est le contraire qui s’est produit : dureté des réactions allant jusqu’au harcèlement, aux injures, et même une agression à son domicile. Dans ce territoire rural du Gers, quand on a un emploi on fait tout pour le garder, quitte à fermer les yeux sur des violences, à s’en faire complice, et parfois les commettre. En dénonçant la maltraitance institutionnelle à l’encontre des enfants de Moussaron, Celine Boussié a mis ses collègues face à leurs actes, ce qu’ils ne pouvaient supporter. « Ce que j’ai trouvé injuste lors du procès, c’est que les victimes sont devenues les accusés. Mais mes avocats ont réussi à renverser la logique de ce procès. Quand on arrive à monter un dossier argumenté, on peut renverser la perception sociale. Et je ne remercierai jamais assez les journalistes de leur soutien. »
Aujourd’hui, Céline Boussié cherche à se reconstruire professionnellement, ailleurs que dans une institution médico-sociale : encore traumatisée par ce qu’elle a vécu, elle avoue ne pas supporter les pleurs d’un enfant, elle se bouche les oreilles. Les séquelles durables d’un combat qu’elle a mené pour les jeunes de Moussaron, dont cinq prématurément décédés et dont elle garde toujours les photos sur elle. Pour Naël, Naïma, Eddy, Franck et Kamel…
Laurent Lejard, février 2019.
Les enfants du silence, par Céline Boussié, éditions HarperCollins, 18€ en librairies, 11,99€ en ePub.