Handicap à vendre, le titre claque comme un scandale : celui d’établissements médico-sociaux censés aider 120.000 « usagers » en leur donnant du travail rémunéré accompagné d’un soutien social et psychologique, et qui se contentent de produire en recherchant une rentabilité permanente.
Dans cette enquête, le journaliste indépendant Thibault Petit constate la situation de travailleurs qui n’ont pas ce statut au sens du droit du travail, malgré une décision de la justice européenne de mars 2015 ; ils restent des « usagers » d’un établissement médico-social. Thibault Petit révèle que 30% des ouvriers d’un ESAT de Dinan (Côtes d’Armor) sont des salariés devenus handicapés du fait du travail, et sont confrontés à une production cadencée, situation qu’il constate dans la plupart de ses visites. On trouve dans ces établissements de plus en plus de « handicapés sociaux », travailleurs précaires, chômeurs de longue durée, asociaux, etc. Des recrutements sont effectués en fonction du profil et non des orientations par la Maison Départementale des Personnes Handicapées, les listes d’attente étant alors contournées. Une période d’essai peut durer un an, parfois après un long stage non rémunéré. Et les « usagers » peuvent être licenciés de facto par la direction qui oublie parfois d’informer la Maison Départementale des Personnes Handicapées, ou après des procédures arbitraires et illégales. On découvre également qu’une multinationale du luxe exploite sans vergogne leur productivité « extraordinaire » tout en laissant les encadrants valides les maltraiter. Cette enquête confirme également que sont excessivement rares les « usagers » à sortir d’ESAT pour prendre un emploi en milieu ordinaire. « Usagers » qui ne gagnent pas plus en travaillant plus puisque la différence va réduire la part d’allocation qui leur permet de toucher l’équivalent du salaire minimum. Ce dont profitent des associations gestionnaires, telle l’Adapei de l’Orne qui a ramené de 10% à 5% la part de rémunération qu’elle leur verse.
Question : Handicap à vendre, c’est le résultat d’une enquête de plusieurs années…
Thibault Petit : Je l’ai débutée en 2015 mais ce n’est pas six ans à plein-temps. Six ans de rencontres, et pour essayer de démêler le contexte. Je ne connaissais pas du tout le milieu du handicap, qui est extrêmement complexe. Je m’y suis intéressé d’une manière assez banale, comme tout journaliste. J’étais encore à l’école de journalisme et je devais faire un reportage en une journée; par facilité je m’étais rendu dans un ESAT de Strasbourg. J’ai fait le tour de l’établissement avec deux travailleurs handicapés, puis un moniteur d’atelier qui m’a dit que les exigences de leur client, les bonbons Mentos, étaient pratiquement les mêmes que dans le milieu ordinaire. Je lui ai demandé comment étaient payés ces ouvriers, il m’avait répondu que c’était un peu compliqué, pas vraiment un salaire mais une rémunération. Sur le coup, j’avais trouvé ça top : super, on fait travailler des personnes handicapées qui font des choses intéressantes ! Quelques semaines après, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de contradictoire là-dedans; j’ai tiré un premier fil, puis un second, l’enquête est partie de là. J’ai constaté un problème structurel de statut, de personnes qui souffrent, d’impératifs de productivité, d’efficacité, de rentabilité contradictoire au statut de ces travailleurs. Ce statut d’usager est un peu hypocrite par rapport à ce qu’on leur demande de faire.
Question : L’aide, on ne la trouve quasiment pas mais le travail est omniprésent. La vocation médico-sociale, aider la personne à se positionner, se stabiliser, ça n’existe plus dans les ESAT que vous avez visité ?
Thibault Petit : D’abord, dans ces établissements, les directeurs m’ont dit qu’ils étaient en manque de travailleurs sociaux. Pas de psychologues, ou alors à quart-temps, pas d’assistants sociaux faute de budget, des chargés d’insertion qui font autre chose. Le volet social est quasiment absent, et c’est peu ou prou assumé par les directeurs et gestionnaires. Ensuite, on se rend compte que les ESAT sont essentiellement devenus des lieux de production avec des impératifs d’efficacité et de productivité, même si certains emploient un sexologue, font passer le permis de conduire, proposent des activités extra-professionnelles. Les directeurs viennent du milieu de l’entreprise, ont fait des écoles de commerce; ceux que j’ai rencontrés avaient un passé dans la grande distribution : ça veut tout dire, les ESAT sont devenus des entreprises comme les autres.
Question : Vous relevez que de nombreux entrants sont des travailleurs devenus handicapés, ou usés par le travail. Ce ne sont plus des jeunes placés comme sur des rails après l’Institut Médico-Éducatif, comme cela se passait précédemment ?
Thibault Petit : C’est ce que m’ont dit des MDPH et des directeurs d’ESAT. Historiquement, les ESAT intégraient des personnes issues d’institutions, et on constate un changement de population depuis 10-20 ans. Au départ, les ESAT ont été pensés comme des lieux de transition, des tremplins vers le milieu ordinaire mais ça ne fonctionne pas : moins de 2% de leurs travailleurs intègrent le milieu ordinaire. Actuellement, on constate un chemin inverse, avec des travailleurs qui ont connu le milieu ordinaire et qui entrent en ESAT parce que le milieu du travail est violent, qu’il fabrique du handicap. J’ai rencontré des travailleurs qui ont pété un plomb, pour le dire vulgairement, et quitté le milieu ordinaire. Comme les ESAT ont évolué, ils ont besoin de travailleurs plus habiles techniquement, plus compétents, qui ont des habiletés intellectuelles. Les ateliers ont évolué aussi : on ne fait plus seulement du conditionnement ou de la sous-traitance industrielle mais des fabrications à haute valeur ajoutée. Il faut des gens qui ont un passé en milieu ordinaire, capables d’absorber la pression, et qui ont des compétences techniques comme intellectuelles
Question : Pourtant la politique gouvernementale vise à favoriser cette sortie qui semble impossible…
Thibault Petit : Dans les faits, ça ne fonctionne pas. Parmi les raisons, les meilleurs éléments sont gardés dans l’établissement, tout simplement, on ne peut pas se permettre de les laisser partir. Plusieurs rapports et études le reconnaissent. Ce qui est intéressant dans la reconnaissance de l’échec de l’État, c’est que les directeurs d’ESAT disent que ceux-ci n’ont pas été créés pour être des lieux de transition. L’État reconnaît que l’ESAT comme outil d’insertion en milieu ordinaire est un échec.
Question : Vous soulevez la question du statut de travailleur au sens du droit européen, qui ne s’est pas traduit dans le droit français. Que trouvez-vous de choquant dans le statut d’« usager-client » d’établissements pour lesquels ils travaillent et produisent de la valeur ajoutée ?
Thibault Petit : Quand vous êtes usager en ESAT, vous ne dépendez pas du code du travail, vous n’êtes pas un salarié [lire cette analyse]. Un usager c’est quoi ? C’est l’usager d’un service public, de la SNCF, d’une maison de retraite ; ça veut dire que vous n’êtes pas un travailleur, mais une espèce de bénéficiaire ou un client. Quand on constate ce qui se passe dans un ESAT, plus personne ne peut dire que les personnes handicapées qui y travaillent sont des usagers ou des clients d’un service médico-social ! Ce sont des travailleurs qui produisent de la richesse. On en arrive à un tel niveau de compétences que dans certains ESAT, des travailleurs handicapés en espaces verts, une activité très lucrative avec peu de charges, sont autonomes et vont seuls chez les clients, sans moniteur. On ne peut pas dire que ce sont des usagers d’un établissement médico-social ! Ce qui est choquant, c’est : pas de salaire minimum, pas de syndicat, pas de droit de grève, pas le droit de saisir les Prud’hommes ou l’inspection du travail, moins de jours de congés pour mariage ou décès d’un proche, pas de Comité social et économique (CSE). Le statut d’usager censé à l’origine protéger ces travailleurs handicapés est vécu aujourd’hui comme un abus et une privation de droits, il n’est plus adapté à la réalité économique, à la population des établissements et au travail qu’on leur demande de faire.
Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2022.
Handicap à vendre, par Thibault Petit, éditions Les Arènes, 21€ en librairies. Les photographies de Samuel Kirszenbaum illustrant cet entretien sont extraites du livre et présentent des travailleurs de l’ESAT Quatre Vaulx-Jardin de Corseul (Côtes d’Armor).