Question : Qu’est-ce qui fait que, dans votre carrière professionnelle, vous avez orienté votre activité vers l’indemnisation du préjudice corporel, après avoir travaillé pendant quelques années dans une autre spécialité ?
Catherine Meimon Nisenbaum : D’abord, j’ai été collaboratrice dans le cabinet d’avocat de mon père, André Meimon, qui exerçait dans la réparation du dommage corporel et également dans le droit immobilier. Quand j’étais stagiaire chez lui, j’ai appris ces deux domaines de droit. J’ai prêté serment en 1981, et quelques années après j’ai eu un grave accident médical avec une longue hospitalisation et un parcours médical pas facile. Je n’aime pas en parler mais je m’en suis sortie. J’ai donc été confrontée, comme mes clients, au vocabulaire médical que je ne comprenais pas, et qui fait peur quand on est malade. C’est pourquoi, plus tard, que j’ai eu l’idée d’écrire avec mon fils et confrère Nicolas Meimon Nisenbaum et le Docteur Étienne Grondard le Guide de l’indemnisation juridique-médical-social pour aider les victimes à comprendre le vocabulaire médical et juridique auquel elles étaient confrontées. Puis j’ai continué à écrire des articles juridiques de vulgarisation en droit du dommage corporel pour une meilleure compréhension et information des victimes. Une fois remise, je n’ai pas pu aborder tout de suite le droit médical. En 1989, j’ai donc créé mon propre cabinet en droit immobilier, ce qui m’a aidée à me reconstruire. Le droit immobilier est rigide et peu personnel. J’avais un cabinet important constitué d’importantes sociétés.
Question : Votre cabinet marchait bien, alors pourquoi vous réorienter ?
Catherine Meimon Nisenbaum : En 1995, j’ai rencontré un médecin qui m’a fasciné, un grand médecin et un humaniste, le Docteur Jean-Étienne Laulla, qui était président de l’institut Suzanne Fouché, maintenant décédé ; c’était le médecin chef d’un grand centre de rééducation fonctionnelle pour personnes traumatisées crâniens, on a passé toute une après-midi à Giverny, je me le rappellerai toujours. Il m’a dit : « Tu réussis très bien dans l’immobilier. Pourquoi tu continues dans cette branche qui ne te plaît pas vraiment et tu ne t’orientes pas vers le dommage corporel que tu as connu et dont tu es le plus proche ? Si tu décides de le faire, je t’aiderai. » Il m’a fait préparer le diplôme universitaire Personnes handicapées : Éthique et déontologie des pratiques pour apprendre les approches du dommage corporel, et surtout des personnes handicapées et le monde du handicap. Il m’a proposé d’être mon médecin-conseil pour les victimes traumatisées crâniennes, et on a commencé comme ça. Il m’a appris ce qu’était une personne traumatisée crânienne, quels étaient ses handicaps, ses problèmes, comment on pouvait voir ce handicap invisible, le comprendre et l’évaluer en expertise médicale. Je me suis passionnée, et finalement j’ai laissé tomber mon cabinet en droit immobilier et rendu tous mes dossiers.
Question : C’était une rupture, ou un nouveau départ ?
Catherine Meimon Nisenbaum : Un nouveau départ ! A l’époque, on m’a pris pour une folle quand j’ai dit : « J’arrête le béton, pour faire quelque chose pour les humains. » Je me suis orientée vers le dommage corporel grave, parce que la vie des personnes m’intéressait, pas pour un petit bobo mais pour une reconstruction. Le droit de la construction m’avait beaucoup appris, notamment pour l’importance de l’expertise judiciaire qui conditionne une grande partie de la finalité d’un dossier, et que j’ai mis en pratique pour le dommage corporel. Cela m’a aussi beaucoup aidé pour l’adaptation des logements, la compréhension des compagnies d’assurances et leur manière de voir les choses : j’avais été moi-même avocate d’une des plus grandes compagnies d’assurances construction. C’était un nouveau départ aussi avec mes clients, les personnes gravement handicapées m’ont beaucoup appris de l’humain, elles se plaignent très peu malgré leur grande souffrance, elles ont beaucoup de dignité. Lorsqu’elles me voyaient fatiguée, elles avaient un mot pour moi, et pourtant elles vivaient des situations bien plus graves que les miennes.
A l’époque, le droit de l’indemnisation était à ses débuts, il y avait presque tout à créer, la loi Badinter sur les accidents de la circulation ne datait que de 1985, et la jurisprudence était bien pauvre. La spécialisation en droit du dommage corporel n’existait pas encore, les victimes avaient besoin qu’on les assiste, et qu’elles apprennent à mieux se défendre et à connaître leur droit. Il ne faut pas se tromper : on vit dans un monde où on nous dit que tout est pris en charge, qu’il y a des assurances, des Fonds de garantie. Pourtant, dès qu’on s’y intéresse de plus près on s’aperçoit que les assurances et les fonds de garantie gèrent leurs intérêts et ne sont pas vraiment là pour indemniser correctement les victimes, mais plutôt le moins possible. On peut peut-être comprendre cette attitude des assurances qui sont des sociétés commerciales dont la vocation est de faire des bénéfices, mais on la comprend moins de la part des différents Fonds de garantie des victimes !
Question : Donc les victimes sont forcément mal indemnisées, même par les Fonds de Garantie qui font partie de la solidarité nationale, si elles ne se défendent pas en recourant à des professionnels ?
Catherine Meimon Nisenbaum : Je constate, en tant qu’avocate, que ces dernières années les jurisprudences qui nous sont opposées sont assez sévères pour les victimes, et très souvent elles viennent notamment du Fonds de Garantie. Je le déplore énormément. On ne doit pas se voiler la face : les indemnisations coûtent de plus en plus cher aux compagnies d’assurances et aux fonds de garanties, et l’argent entraîne très souvent, hélas, des comportements de défense qui ne sont pas très agréables ni fondés. Les victimes ont besoin de plus en plus d’être assistées par un avocat spécialisé pour pouvoir se défendre, elles ne connaissent pas la loi, la jurisprudence, ni les indemnisations.
Question : Justement, pendant longtemps les gens considéraient qu’obtenir une indemnisation, obtenir de l’argent en compensation d’un handicap résultant d’une agression ou d’un accident c’était vénal, pratiquement immoral, que c’était arrivé et qu’il fallait passer à autre chose…
Catherine Meimon Nisenbaum : L’indemnisation n’est pas un profit, c’est une réparation. Donc on ne profite pas de quelque chose, on a été victime, et je ne vois même pas où est la discussion. Mes clients trouvent normal qu’ils soient réparés, et on leur doit cette réparation : ils sont victimes, pas autre chose ! La difficulté d’accepter une indemnisation vient parfois des ayants-droits, c’est-à-dire les familles. Très souvent, elles sont indemnisées au titre de leur préjudice moral, avec des montants variables et, à mon avis, insuffisamment élevés. Elles ont parfois honte de prendre cette réparation financière parce qu’elles estiment qu’elles n’ont pas subi le handicap, et elles ne veulent pas prendre l’argent de ce mal qui a touché un proche.
Question : Il y a quelques années, les assureurs et le Gouvernement ont fait planer la menace de forfaitisation des différents postes de préjudice, menace éloignée actuellement. Obtenir une juste indemnisation est encore un sujet de société ?
Catherine Meimon Nisenbaum : Oui, il y a eu une tendance dans le passé à vouloir instaurer des barèmes, actuellement heureusement on n’en parle presque plus. A mon avis, c’était la fin de la réparation intégrale et individuelle et retirait aux juges leur pouvoir d’appréciation. J’ai beaucoup lutté contre la barémisation, beaucoup écrit, ça a été un grand combat pour moi et il a été gagné. Je ne pense pas que rentrer des gens dans des cases soit bénéfique pour eux, on indemnise des humains, pas des machines.
Question : Après quasiment quarante années de pratique, qu’est-ce qui vous fait encore travailler et agir ?
Catherine Meimon Nisenbaum : Ce qui me fait agir et continuer, c’est d’abord que j’adore mon métier et mes clients. Ils m’ont rendu beaucoup de bonheur, et j’ai eu le sentiment d’avoir fait quelque chose pour eux, d’avoir été utile, ce qui est quand même très important et donne un sens à sa vie. Et puis, c’est la notion de justice : je ne comprends pas et je ne supporte pas que les régleurs contestent et minimisent des dommages corporels qui sont importants alors que les victimes ont besoin de leurs indemnisations pour vivre, pour leur sécurité, pour leur avenir et leur bien-être physique et moral, sans compter les familles qui les assistent et qui ont une vie très difficile. Là est vraiment mon combat, le pourquoi j’ai choisi l’humain plutôt que le béton. Je suis heureuse que la relève soit assurée : mon père, Maître André Meimon, m’a passé le relais, et je le passe à mon fils, Maître Nicolas Meimon Nisenbaum. Une vie bien remplie.
Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2024.