La France veut-elle entrer dans le club encore très restreint des pays, tels le Canada et l’Australie, qui expulsent des étrangers handicapés parce que leur prise en charge adaptée coûte de l’argent à la collectivité nationale ? C’est la question posée par la décision de la préfète de l’Ain d’infliger, le 8 mars dernier, une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) à Marie-Lyne A., une jeune femme ivoirienne handicapée mentale de 20 ans, mise sous tutelle, sans titre de séjour valide, et qui a atteint l’âge d’entrée dans la prise en charge des adultes handicapés. Jusqu’à cette sanction, elle était pensionnaire d’un Institut Médico-Éducatif, placée-là depuis fin 2019 sur décision de la Maison Départementale des Personnes Handicapées de l’Ain. Mais depuis août dernier, Marie-Lyne ne bénéficie plus du cadre protecteur de l’enfance handicapée.
Outre l’inhumanité de la décision de l’autorité administrative, ce qui interpelle dans cette affaire, c’est la docilité de l’association gestionnaire, l’Adapei de l’Ain : en pleine connaissance de la situation de l’usagère, dès qu’elle a reçu de la MDPH la notification de la suspension du placement au sein de l’Institut Médico-Éducatif Le Prélion, à Péronnas, elle a mis fin au contrat d’accompagnement de Marie-Lyne qui a dû quitter immédiatement l’établissement où elle était pensionnaire la semaine, passant ses week-ends chez sa mère qui est, elle, en situation régulière. L’un des employés a alerté son syndicat départemental Sud Santé Sociaux, dont la fédération nationale vient de dénoncer publiquement l’expulsion, le 15 mars dernier, de la jeune femme de l’établissement médico-social qui l’accueillait, un jour après la réception par l’association gestionnaire de la notification : « A aucun moment l’Association ADAPEI 01 n’a manifesté et cherché à mobiliser ses adhérents et ses professionnel·les contre cette mesure d’expulsion et mis en avant la protection et l’accompagnement d’une personne porteuse d’un handicap mental. »
Ce qui surprend aussi, c’est la passivité totale du personnel de l’IME constatée par cet employé : « La MDPH notifie la suspension de prise en charge, et le lendemain l’IME met Marie-Lyne dehors. L’enchaînement des événements est très rapide. Une orientation en établissement pour adulte était travaillée avec Marie-Lyne, vers un service d’accueil de jour, elle est incapable de travailler longtemps. Elle a fait des stages en ESAT, mais elle se fatigue, a une lenteur d’exécution. » Ce salarié est encore révolté de ce qu’on lui a dit : « C’est comme ça, on a une décision de la préfecture, on l’applique. » Sans s’interroger sur la motivation de l’OQTH : « L’état de santé ne justifie pas le maintien en établissement. » Et d’ajouter : « Il semblerait que la direction de l’IME a procédé en catimini à la demande de l’Adapei. Le personnel n’a pas réagi, sauf par « on a fait un pot de départ pour Marie-Lyne. » L’équipe éducative lui a expliqué qu’elle allait rentrer en Côte d’Ivoire, elle était contente ! » Mais qui lui a expliqué qu’elle y vivrait définitivement, qu’elle quitterait l’établissement, la France, et sa maman qui y vit ? Personne ne s’est visiblement inquiété du respect des droits de Marie-Lyne : lui a-t-on expliqué sa situation, l’a-t-on écoutée ? Pour l’instant, elle n’est pas éloignée du territoire, l’association qui gère sa tutelle a déposé un recours contre la décision préfectorale dont elle aurait dû être informée. A cet égard, la Cour de Cassation a jugé le 15 novembre 2023 qu’un préfet doit procéder à l’audition du tuteur d’une personne protégée préalablement au placement en Centre de Rétention Administrative (CRA) de l’intéressé ; c’est le sort que risque Marie-Lyne. Si la Cimade, association de défense des droits des migrants, n’a pas connaissance d’une telle obligation d’audition préalable en matière d’OQTF, elle estime que le même principe s’applique : « Il est difficile d’avoir un chiffre mais nous observons fréquemment des cas de personnes protégées (curatelle et tutelle) enfermées en CRA sans que leur représentant ne soit informé. » Et de citer l’enfermement récent, dépourvu de base légale, d’un homme handicapé psychique Belge résidant au Luxembourg, sur lequel la préfecture de la Vienne s’est acharné parce qu’il a également la nationalité brésilienne.
Cette lamentable affaire piétine davantage encore les droits humains dans le pays qui les a créés et codifiés dans la déclaration révolutionnaire du 26 août 1789. Secrétaire départemental de Sud Santé Sociaux 01, Gilbert Bonnot n’en revient pas : « Ce que je trouve détestable, c’est qu’il y a quelques mois, un audit commandité par le Conseil Départemental sur le fonctionnement de l’Adapei 01 a été communiqué, relevant que tout était super, et on vient rafler une jeune femme, et personne bouge ou fait appel au public. On va communiquer cette affaire auprès de tous nos syndicats départementaux par lettre ouverte ! »
Une Adapei passive
« Notre association qui milite pour les droits de toutes les personnes en situation de handicap est attristée et scandalisée de la situation vécue par Marie-Lyne A., déclare la présidente de l’Adapei de l’Ain, Marie-France Costagliola. Malheureusement, il s’agit ici d’une décision prise par l’administration et qui ne nous appartient pas. Cette décision d’OQTF, qui intervient après 2 refus de demandes de titre de séjour depuis 2023, implique que nous n’avons plus, légalement, le droit de continuer à héberger Madame A. » Sans forcément le vouloir, la présidente confirme la politique préfectorale d’exclusion des jeunes étrangers handicapés dès 20 ans, quand ils basculent vers la prise en charge adulte. Politique que dénonce Sud Santé Sociaux dans la motion adoptée par son conseil fédéral fin mars : « La Fédération Sud Santé Sociaux s’inquiète de la généralisation des arrestations qui pourraient intervenir dans les établissements de santé, sociaux, médico-sociaux, et/ou d’éducation visant à expulser des personnes en situation de faiblesse et de fragilité sous couvert de satisfaire un électorat populiste. »
« Nous avons continué de travailler pendant toute sa procédure de renouvellement sur l’orientation de Marie-Lyne A., ajoute Marie-France Costagliola. Nous avions d’ailleurs un stage prévu dans un Foyer de Vie dans le Jura. Nous avons accompagné Madame A. jusqu’à l’application de la décision d’OQTF. Il s’agit ici de la limite de nos compétences, la décision de contester cette décision administrative d’OQTF revenant à Madame A. elle-même et à son avocat. » Elle conteste un départ organisé en catimini : « Son départ n’a nullement été précipité. A travers ces au revoir il était important pour nous de lui permettre d’être avec ceux qui ont partagé son quotidien et de lui expliquer au mieux les raisons de son départ, ainsi qu’aux autres personnes accompagnées. » Collaboration passive ou active, à chacun de se faire une opinion. Mais rien de comparable avec la résistance qui a permis à un adolescent Kosovar polyhandicapé de retrouver en juillet 2011 une prise en charge en France après sa rafle par les gendarmes en début de nuit le 3 mai 2010, suivie le lendemain de son expulsion du territoire : protestations, manifestation publique à Freyming-Merlebach (Moselle), indignation et prise de position d’associations nationales ont eu raison de l’arbitraire d’Etat.
Un silence insondable
Rien n’a filtré dans la presse locale, et les protagonistes de cette affaire veulent guère s’expliquer. La préfecture refuse de préciser la motivation de l’OQTF : « Nous ne communiquons pas d’informations sur des situations individuelles car nous sommes tenus à la confidentialité, répond le cabinet de la préfète. Les demandes sont examinées au regard de l’intégration des étrangers dans la société française (travail, logement autonome, insertion au niveau associatif) et qu’en cas de personnes souffrant de pathologies, nous soumettons les cas au collège des médecins de l’OFII [Office Français de l’Immigration et de l’Intégration] qui statue sur la possibilité qu’a l’étranger à être soigné dans son pays d’origine et sur la capacité du demandeur à supporter le voyage retour. » Sauf que Marie-Lyne ne souffre pas de pathologies et qu’on ignore si elle a été examinée par un médecin de l’OFII, la préfecture confondant visiblement handicap définitif et maladie évolutive.
L’Unapei, qui célèbre ces jours-ci l’Anniversaire des 1 an de la condamnation de l’Etat français par le Conseil de l’Europe pour violation des droits des personnes en situation de handicap et de leurs familles ne veut visiblement pas prendre position sur l’expulsion d’une jeune étrangère handicapée mentale sous tutelle. C’est parce qu’on l’a contactée directement que cette organisation faîtière de l’ensemble des Adapei a conduit celle de l’Ain à s’expliquer. Député et conseiller départemental de l’Ain, lui-même handicapé, Damien Abad demeure silencieux. Tout comme celui de Péronnas, Jérôme Buisson, peut-être parce qu’en tant de membre du Rassemblement National il se retrouve écartelé entre le soutien aux personnes handicapées et le rejet des étrangers sans papiers. En revanche, le député Xavier Breton, élu à Bourg-en-Bresse où est installé le siège social de l’Adapei 01, est prêt à recevoir toute personne parmi les proches de Mary-Line qui en ferait la demande afin d’évoquer sa situation, dont il n’était jusqu’alors pas informé. Quant à la ministre chargée des Personnes handicapées, Fadila Khattabi, son silence est assourdissant.
Laurent Lejard, avril 2024.