L’Abbé de l’Epée et Valentin Haüy ont de quoi se retourner dans leurs tombes ! Les instituts d’éducation destinés aux jeunes sourds ou aveugles qu’ils ont créés il y a plus de deux siècles sont menacés de disparition, transformés en centre-ressources aux enseignants itinérants allant prodiguer formation aux professeurs et conseils aux élèves sourds ou aveugles scolarisés par-ci par-là. Un millier d’enfants et de jeunes suivent actuellement une scolarité primaire et secondaire dans ces cinq établissements spécialisés : un Institut National des Jeunes Aveugles (INJA, Paris 7e) et quatre Instituts Nationaux de Jeunes Sourds (INJS, à Bordeaux, Chambéry, Metz et Paris 5e). S’ils sont sous la tutelle du ministère des Solidarités et de la santé, ces établissements suivent le programme de l’Education Nationale qui prépare les élèves, avec d’excellents résultats, aux examens nationaux du brevet des collèges et du baccalauréat, et propose quelques filières professionnelles. Ils aident également les jeunes à acquérir l’autonomie nécessaire à leur vie sociale et professionnelle, au milieu de tous, par l’intervention d’instructeurs en locomotion, d’orthophonistes, etc.
« Les Instituts nationaux sont une bouffée d’air pour des jeunes qui ont souffert en intégration scolaire », constate Hélène Sester, porte-parole de l’intersyndicale des personnels des INJS-INJA. Ils peuvent effectivement subir des moqueries, harcèlement et discriminations du fait de leur handicap, au risque de les mettre en échec scolaire dans cette « école inclusive » qui crie misère et craque de toutes parts. Ce n’est pas dans les établissements de l’Educ Nat’ que les jeunes aveugles accéderont à l’éducation musicale qui a ouvert des carrières professionnelles à nombre d’entre eux.
Tout cela en externat ou internat, avec les aménagements nécessaires et l’apprentissage et maîtrise du braille, ou pour les sourds du Langage Parlé Complété ou de la Langue des Signes. « Je suis professeur de mathématiques, j’enseigne en langue des signes française ou en français oral avec appui éventuel du langage parlé complété, reprend Hélène Sester. Je maitrise l’enseignement adapté pour lequel j’ai suivi une formation de deux ans. » Elle estime que la formation des enseignants spécialisés qui travaillent pour l’Éducation Nationale est insuffisante : « Ils ne peuvent enseigner le braille ou la langue des signes, l’Éducation Nationale doit faire appel à des intervenants extérieurs. » Ce qu’elle fait peu. Quant aux professeurs, ils ne bénéficient que d’une sensibilisation aux handicaps dans les quelques Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPE) qui la proposent. Or, pour un aveugle la maîtrise de l’orthographe et de la grammaire en français comme pour les langues étrangères repose sur la pratique du braille : sauf à épeler chaque mot, une synthèse vocale ne permet pas de les vérifier par simple écoute. Il en va de même pour les jeunes sourds dont la langue des signes constitue la langue naturelle, génératrice d’échanges entre sourds et entendants qui la pratiquent mais aussi d’ouverture vers une culture porteuse d’activités et débouchés professionnels. Les instituts nationaux respectent le libre-choix du mode de communication des élèves, et disposent d’enseignants qualifiés pour cela, ce qui n’est pas le cas des écoles, collèges et lycées : dans aucune ville de France un élève aveugle peut suivre une scolarité complète en français oral-braille écrit dans des établissements publics : seules quatre villes proposent une scolarité bilingue français écrit-langue des signes aux enfants et jeunes sourds (lire cette brève du 4 juin 2015 toujours d’actualité).
L’Administration impose ses choix.
Cette réforme qui entre en phase active remonte à la première tentative de septembre 2016 (lire l’actualité du 10 septembre 2016) de transférer INJA et INJS aux Agences Régionales de Santé (ARS), au risque de créer des inégalités territoriales. Cette tentative avait été mise en échec par la mobilisation des personnels, des élèves et de leurs parents. Mais le Gouvernement avait alors chargé des hauts-fonctionnaires des Inspections Générales des Affaires Sociales et de l’Éducation Nationale d’étudier des scénarios d’évolution des instituts dont les crédits budgétaires n’évoluaient plus depuis plusieurs années : la volonté de nuire à cette éducation spécialisée a commencé pendant le quinquennat de François Hollande et se poursuit durant celui d’Emmanuel Macron, signe que c’est la haute administration qui est à la manoeuvre. D’ailleurs, pour le secrétariat d’Etat aux personnes handicapées les deux rapports des hauts-fonctionnaires de 2017 et 2018 ont valeur de concertation (lire l’actualité du 5 septembre 2018). L’objectif à court terme est de réaliser 14,5 millions d’économies sur le budget de l’Etat et à moyen terme de vendre les locaux, dont ceux de Paris qui ont une valeur immobilière élevée.
Les élèves seraient alors placés en établissements ordinaires avec une prise en charge éducative complémentaire sur décision des Agences Régionales de Santé. « L’idée, explique Jocelyne Dubois, présidente de l’association des Parents et Amis des instituts nationaux (APA-INJ), est qu’ils soient accompagnés comme dans les Unités Localisées d’Inclusion Scolaire par un enseignant référent. » Une idée qu’elle désapprouve vivement : « Ce qui a motivé la scolarisation de nos enfants dans ces instituts, c’est qu’ils allaient trouver un enseignement spécifique à leurs déficiences. Qu’ils deviennent des centre-ressources va priver nos enfants de compétences et de prises en charge équivalentes. » Là encore, la misère de l’Éducation Nationale suscite un net rejet d’une école inclusive au rabais. « Qu’en sera-t-il du braille ? poursuit-elle. Il est dispensé à l’INJA aux aveugles et à la carte pour les élèves malvoyants. Des enfants ont une déficience évolutive, comme mon fils qui va avoir besoin du braille. » Elle se demande comment les établissements ordinaires vont faire travailler à l’écrit les jeunes déficients visuels : « C’est une faille du raisonnement ministériel. Je suis pas sûre qu’ils aient compris qu’ils menaient les enfants à l’échec scolaire. »
Des solutions mais pas d’interlocuteur.
Les parents d’élèves espèrent encore sortir par le haut d’un conflit qui a déjà mis les personnels en grève. « L’idée que nous défendons, reprend Jocelyne Dubois, est de laisser le libre-choix du mode de scolarité. Un mode subi risque de ne pas réussir, tous les élèves n’ont pas les mêmes besoins. Notre idée est qu’il y ait des aller-retour entre Instituts et classe ordinaire. Accepter ce droit à l’échec est nécessaire. » Comme le pratique l’INJS de Paris avec la Cité Scolaire Rodin (Paris 13e). Secrétaire de l’APA-INJ dont le fils est scolarisé à l’INJS, Laura Catry ne voit que des problèmes à la restructuration : « L’INJS de Paris avait été épargné par le démantèlement des services. Mais Bordeaux a suivi les consignes d’intégration des élèves dans les écoles, et petit à petit on demande aux professeurs d’aller dans toute la région Nouvelle Aquitaine. » Autant dire qu’ils passent autant de temps à voyager qu’à travailler auprès des élèves, cette région comptant 13 départements. « En 2018, poursuit-elle, l’INJS a décidé de fermer des bac pros, transférés dans des lycées et des jeunes se retrouvent en souffrance. L’école ordinaire n’est pas prête à recevoir nos élèves, on est tous inquiets pour nos enfants. » 20% des élèves des INJS sont en effet atteints de troubles associés, généralement détectés lors de leur scolarité.
Mais les parents font face au mur du dogmatisme : « On a rencontré en février la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, conclut Jocelyne Dubois. Sophie Cluzel est complètement fermée, elle s’est mise dans la tête que l’école inclusive conviendra à tout le monde. » Un projet qui s’appuie sur la création de Pôles Inclusifs d’Accompagnement Localisés (PIAL) pour rationaliser les moyens. Les enfants et jeunes handicapés seront regroupés dans des établissements disposant de personnels d’accompagnement, de quelques moyens pédagogiques et, un jour, de salles de soins accueillant des praticiens paramédicaux, quitte à faire des dizaines de kilomètres chaque jour : finie la scolarisation dans l’école de proximité, place à une carte scolaire pour enfants et jeunes handicapés. Un nouveau grand gâchis en perspective…
Laurent Lejard, avril 2019.