Comment les personnes handicapées peuvent-elles être représentées dans les instances décisionnaires ? Le débat avait été lancé en 2004 à la faveur de l’examen au Parlement de la future loi du 11 février 2005 (lire l’actualité des 2 mars, 29 octobre et 20 novembre 2004). Ce débat avait finalement été tranché par le législateur décidant que la représentation des personnes handicapées dans les instances nationales et locales serait assurée par « les associations représentatives quelle que soit la nature de celles-ci » (lire l’actualité du 22 décembre 2004). En pratique, l’autoreprésentation était écartée, les associations gestionnaires d’établissements et services médico-sociaux sont restées majoritaires, les associations de défense non gestionnaires cumulant audience et moyens réduits. Le clou était davantage enfoncé encore le 27 avril 2005 lors de l’élection du conseil d’administration de la CNSA duquel les associations de défense des personnes handicapées ont été écartées par le bloc de celles qui gèrent des établissements médico-sociaux.
Le débat a pourtant été relancé en 2018, à la faveur de la présentation du rapport d’observations de l’Organisation des Nations-Unies sur l’application par la France de la convention des droits des personnes handicapées. Sa demande de désinstitutionnalisation des personnes handicapées s’accompagnait de leur représentation directe (ou autoreprésentation), requête que la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, a reçu à sa manière : elle a chargé un député et une membre du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées d’élaborer des propositions de réforme de cette instance. Rappelons que le CNCPH est chargé d’examiner pour avis les projets de lois, de décrets ou d’arrêtés concernant les personnes handicapées, et de produire des avis au Gouvernement. Parmi les propositions que les rapporteurs ont présentées le 19 juin dernier et qui sont retenues par Sophie Cluzel figure la représentation directe des personnes handicapées : le collège des Personnalités qualifiées d’une quinzaine de sièges leur est réservé, avec droit de vote (actuellement, ces 14 membres n’ont pas le droit de voter en séance plénière). Le secrétariat d’État vient de lancer un appel à candidatures de personnes handicapées dont l’expérience et le parcours pourraient contribuer aux débats du CNCPH. Les candidats retenus siègeront à compter du 22 janvier 2020 pour un mandat non rémunéré de trois ans, les frais de déplacement étant remboursés à l’euro près. A noter que les membres du prochain CNCPH devront s’engager par écrit à garder le secret des délibérations afin d’empêcher que des compromissions contraires à des positions proclamées soient révélées par des organes de presse (lire l’actualité du 14 avril 2018)…
Le CNCPH sortant compte 14 personnes qualifiées dont la plupart a peu participé, l’absence de droit de vote pouvant expliquer cette abstention. Ancien haut-fonctionnaire, conseiller ministériel et dirigeant d’une Entreprise Adaptée, Wenceslav Baudrillart y a siégé pendant trois ans : « Le CNCPH est le seul endroit où l’on peut acquérir une vision d’ensemble de la réalité du monde du handicap. On y trouve une grande diversité de personnes et de représentants, des associations militantes, d’autres gestionnaires dirigées par des personnes non directement concernées. » Il estime que les grandes associations « sont des forces qui luttent pour leur pérennité. Leur fonction c’est d’obtenir davantage des pouvoirs publics. Les personnes qualifiées sont des indépendants, sans intérêt particulier à défendre. » Il considère que leur parole est plus libre et sans contrainte « de viande à défendre » (sic). Mais relève que les représentants d’associations se retrouvent dans d’autres instances de concertation et le Comité d’entente des associations de personnes handicapées, « un jeu tu me tiens par la barbichette »… A la différence des personnes qualifiées : « Elles sont là pour leur compétence spécifique, et avec des personnes handicapées qui peuvent expertiser leur expérience d’usage. Or les représentants des associations et des administrations se connaissent, et les associations sont très exclusives. La personne qualifiée est là en solitaire, si elle est introvertie, elle reste dans son coin. » Mais chacune pourrait représenter un enjeu pour les associations qui auront besoin de voix pour faire passer leur point de vue.
Autre personne qualifiée du CNCPH sortant, Muriel Robine (fondatrice de Cover Dressing qui promeut une mode accessible) a peu siégé : « Je n’y suis pas allée depuis un moment à cause de problèmes de santé. J’en ai marre des réunions avec des siégeards. Je suis bien embarrassée d’en parler, je n’ai pas eu le sentiment d’être utile, d’être écoutée. J’ai dirigé mes énergies vers ce qui était plus utile. J’ai vu ma nomination comme un signe pour nous mettre en réseau avec les associations françaises, pour faire bouger l’industrie de la mode que je vois comme une métaphore de la société. J’espérais faire avancer cette vision-là. Je me suis retrouvée dans une grosse machine rodée, sans avoir l’impression d’éveiller l’intérêt. On a affaire à des gens qui ont l’habitude de siéger, alors faire avancer nos valeurs n’était pas possible dans ce cadre. » Nommée par la précédente secrétaire d’Etat, Ségolène Neuville, Muriel Robine ne connaît pas sa successeure : « J’ai demandé plusieurs rendez-vous à Sophie Cluzel, sans jamais de réponse. Elle nous a dit qu’elle allait nous recontacter mais ne l’a pas fait. » Déçue, Muriel Robine ne pense pas postuler au nouveau CNCPH. De même qu’une autre entrepreneuse, Audrey Souvignet, fondatrice de l’appli d’accessibilité I Wheel Share : « Je n’ai pas pu m’investir autant que je l’aurais souhaité au sein du CNCPH au vu de mon activité professionnelle qui s’est accrue. Je n’ai donc participé qu’à quelques séances. » Les personnes handicapées qui siègeront dans le prochain CNCPH devront à la fois être très disponibles, faire leur place au sein d’acteurs qui se connaissent et ont pris leurs aises et habitudes, et apporter gratuitement leurs expertises et compétences sans rien espérer en retour. Qui sera candidat ?
Laurent Lejard, novembre 2019.