La fourniture « au cours des prochains jours » aux enseignants de masques dits inclusifs annoncée le 27 août dernier par le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, n’a pas débuté huit semaines après. Ces masques individuels de protection sont équipés d’une fenêtre transparente qui permet de voir le mouvement des lèvres et l’expression du visage (lire cet article); quatre modèles sont conformes aux préconisations de la Délégation Générale à l’Armement (DGA). Si le cabinet du ministre ne veut pas communiquer, on apprend de source syndicale que les rectorats devaient recenser les besoins des établissements scolaires puis passer commande pour que le ministère fournisse ce qu’il recevra.
Le ministère se tait.
« On sait qu’il y a des difficultés de distribution, expliquait début octobre un syndicaliste du Syndicat des Enseignants (UNSA-SE). La commande est passée mais il a des difficultés pour que ça arrive dans les départements, on a des infos en négatif, pas en positif. » Les enseignants auprès d’élèves handicapés seraient prioritaires, de même que les Accompagnants d’Élèves en Situation de Handicap (AESH). Cela devrait épuiser la première commande de 300.000 masques en deux mois, puisqu’ils sont lavables 20 fois soit l’équivalent d’un usage pour un mois de travail; si le ministre avait annoncé fin août que les enseignants en maternelle seront dotés de tels masques, leur nombre élevé, 140.000 environ, nécessiterait une commande du double, 600.000 masques pour couvrir les besoins de l’ensemble de ces personnels jusqu’à la fin de l’année. « A la mi-septembre, ajoute une syndicaliste du Syndicat national unitaire des instituteurs et professeurs (SNUIPP), le ministère disait que les besoins avaient été répertoriés, pour les personnels enseignants en établissements spécialisés pour enfant sourd ou en Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire et que le matériel avait été commandé. Rien depuis. » Ces deux syndicats n’ont pas de remontées d’information sur la livraison de masques dits inclusifs. Pis : le SNUIPP a interrogé le 15 octobre huit départements (Alpes-Maritimes, Gironde, Loir-et-Cher, Loire-Atlantique, Rhône, Paris, Hauts-de-Seine et Seine-Saint-Denis) qui confirment qu’aucun établissement n’a reçu de masques dits ‘inclusifs’. »Dans le Nord, les services du rectorat nous ont expliqué que les masques étaient arrivés lundi à Lille et qu’ils devaient être distribués… On attend », conclut la syndicaliste. Ce qu’atteste le cabinet du ministre : « Plusieurs académies m’ont confirmé que la distribution est en cours actuellement. » Les masques devraient donc être disponibles dès la rentrée des vacances de Toussaint.
C’est APF Entreprises qui fournit l’Éducation Nationale avec son masque inclusif dont la créatrice Sourde, Anissa Mekrabech, a déposé la marque, et affirme avoir livré les 300.000 commandés. « Une autre commande de 55.000 masques a été expédiée mi-octobre, précise son porte-parole. Sont impliquées dans le projet 10 entreprises adaptées d’APF Entreprises, le réseau entreprises d’APF France handicap ainsi que 5 partenaires du monde de l’Économie Sociale et Solidaire. Nous avons créé 168 contrats pour les personnes en situation en handicap avec ce projet. » Ce qui lui permet d’atteindre une cadence de production de 160.000 masques mensuels, soit un millier par travailleur. Comme APF Entreprises a engrangé des commandes à hauteur de 900.000 masques, ses ouvriers ont du travail pour au moins 6 mois. Mais on est loin du chiffre annoncé devant des journalistes le 7 octobre par la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel : « La commande de 300.000 masques inclusifs par le ministère de l’Éducation Nationale est en cours de livraison. La cadence de production est de 500.000 masques par mois, on est passé de 20.000 à 500.000 avec l’APF [Entreprises] et les autres. » Quelles sont ces entreprises ?
Moins de 5.000 masques par mois.
Trois autres fabricants nettement plus modestes produisent des masques conformes aux spécifications de la DGA. D’abord, Lux et Elles, une Entreprise Adaptée qui s’y est mis à la demande de l’association LSF Pi Tous(Limoges, Haute-Vienne). « Pendant le confinement, précise sa présidente Anne Marie Roca. Des adhérents ont eu des soucis, dont une future maman sourde qui paniquait, on a réalisé un prototype de masque transparent qui a bien marché. Puis on a trouvé une Entreprise Adaptée pour fabriquer les masques avec des matériaux de fabrication français. Le partenariat avec Lux et Elles a permis de fabriquer 10.000 masques, on produit 2.000 à 3.000 masques par mois. » Une cadence insuffisante pour répondre à la demande locale, mais Lux et Elles a du mal à trouver des travailleurs handicapés qualifiés et n’a pas le temps d’en former. « La fabrication a pris du retard, reprend Anne Marie Roca. On reçoit des demandes de tous les milieux, hôpitaux, écoles privées et publiques pour les professeurs devant des élèves handicapés, entreprises, particuliers. » Parce que la demande est à la fois importante et diffuse, telle celle de Conseils Départementaux. « On a donné 150 masques à Des mains pour s’entendre, une association de promotion de la LSF, justifie la porte-parole du Conseil Départemental de l’Essonne. En plus, 300 agents de structures d’accueil du département vont en bénéficier, de même que 829 essonniens qui perçoivent le forfait surdité de Prestation de Compensation du Handicap. On a reçu 3.000 masques inclusifs APF qui couvrent les besoins identifiés à ce stade, on en recommandera au besoin. »
Deux autres entreprises fabriquent des masques conformes mais ne veulent pas informer le public qui est également leurs clients potentiels. La fondatrice et gérante d’Odiora se met aux abonnés absents, et la gérante de Where the daffodils grow refuse de communiquer toute information. Celle-ci était pourtant plus bavarde mi septembre dans Sud Ouest, déclarant fabriquer avec une couturière une soixante de masques par jour alors qu’elle a reçu des commandes pour 60.000 exemplaires : de quoi travailler pendant 4 ans ! Elle envisageait de créer un atelier de couture en lançant une cagnotte pour le financer, mais les 550€ récoltés au 15 octobre ne la mèneront pas loin…
Laurent Lejard, octobre 2020.