Il y a près de trois ans, une militante associative aveugle qui souhaitait assister à Nancy (Meurthe-et-Moselle) au mariage de sa fille a réservé une chambre d’hôtel via la plateforme Booking. Elle a mentionné son accompagnement par un chien guide, et c’est pour cela que l’établissement a refusé la réservation, Booking en ayant transmis la preuve à la cliente. Laquelle a déposé une plainte auprès du Procureur de la République du tribunal judiciaire de Nancy qui l’a classée sans suite. La militante a alors formé un recours en appel et c’est l’avocate générale près la Cour d’Appel de Nancy qui a confirmé, par lettre du 19 mai 2020, la décision de son collègue : « Au terme de cet examen, j’observe que les investigations effectuées ne permettent pas de retenir une qualification pénale pour les faits dénoncés. En effet, la contravention prévue par l’article R. 241-23 du code de l’action sociale et des familles ne sanctionne le refus d’accès d’un chien d’aveugle que dans un lieu ouvert au public. Tel n’est pas le cas d’une chambre d’hôtel qui correspond quant à elle à un lieu privé. C’est pourquoi, je ne peux qu’approuver la décision de Monsieur le procureur de la République de classement sans suite. »
Un lieu d’occupation privée
Cette interprétation de la chambre d’hôtel comme lieu privé existe dans le droit français depuis des décennies pour protéger l’occupant d’intrusions intempestives : une chambre d’hôtel constitue un domicile temporaire dans lequel le « client-locataire » doit jouir de la même tranquillité qu’à son domicile permanent. Ce caractère privé a également été invoqué par certains propriétaires pour ne pas payer de droits sur la diffusion de programmes télévisés et musicaux, ce que la Cour de Cassation a rejeté le 6 avril 1994 : « Attendu, cependant, que l’ensemble des clients de l’hôtel, bien que chacun occupe à titre privé une chambre individuelle, constitue un public. » La plus haute juridiction civile invoque l’occupation à titre privé du client, non pas la propriété privée, ce qui constitue une différence d’importance.
Mais dans l’affaire nancéienne, le Procureur de la République retourne le droit contre le client-locataire au profit du propriétaire de l’hôtel : il considère visiblement que les chambres constituent des lieux privés du propriétaire qui a ainsi le droit d’accepter d’y faire entrer qui il veut. Cette interprétation ouvre un droit à refuser des clients pour des raisons personnelles : un taulier n’aime pas les arabes, les juifs, les noirs, les homosexuels, les grands, les gros, les enfants, les vieux ? Il peut leur refuser l’entrée dans ses chambres-lieux privés sans se voir opposer l’interdiction de discriminer, avec la bénédiction des Procureurs de la République !
Il est urgent d’attendre
Depuis de nombreuses années, des associations de personnes déficientes visuelles et de chiens-guides demandent un droit d’accès sans contrainte, comme en témoignait la manifestation parisienne du 12 mai 2012. Pourtant, elles constatent toujours des refus. La militante dont il est question ici a saisi la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dont le président lui a témoigné sa compassion tout en ajoutant que son organisme n’avait pas compétence dans le champ du handicap, invraisemblable lacune comblée depuis. « La secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, m’a répondu qu’elle saisissait ses services juridiques, qui se heurtent à la notion de lieux ouverts au public, sans aucune suite depuis. La Délégation Ministérielle à l’Accessibilité m’a fait dire qu’elle saisissait ses services juridiques, sans réponse. Le Défenseur des Droits s’est déchargé du dossier parce que j’avais saisi la justice. Ça traîne depuis mai 2020, et ça m’énerve. » Il y a de quoi lorsque des magistrats retournent le droit contre les personnes qu’il est censé protéger.
Laurent Lejard, mai 2021.