Au moins 330.000 victimes depuis 1950 en France. Les abus sexuels commis en France sur des croyants par des prêtres, religieux ou laïcs ont scandalisé dès la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Abus favorisés par le fonctionnement même de cette église, que ce soit en Irlande, Espagne, Italie, Pologne, États-Unis, Australie, etc., la hiérarchie et la honte constituant deux instruments du silence gardé pendant des décennies sur des pratiques systémiques. Les croyants handicapés de tous âges ne sont pas épargnés mais leur situation doit encore être mieux connue pour démonter les mécanismes qui génèrent agressions et viols. Membre de la CIASE et présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance (qui n’a pas été saisie de cas d’abus sexuels dans l’Eglise), Alice Casagrande fait le point sur ce qui est su et connu.
Question : On ne trouve pas dans le rapport de la CIASE d’éléments sur les agressions subies par des personnes handicapées, ni sur la survenue de troubles psychologiques et psychiques chez des victimes valides. Pourtant, ces deux dimensions existent…
Alice Casagrande : Ces deux dimensions sont parfaitement justes. Nous avons reçu une dizaine de témoignages et d’auditions concernant des situations spécifiques d’agressions sur mineurs en situation de handicap. Ils ne figurent pas, logiquement, dans le rapport. Nous avons eu des éléments significatifs et convergents avec les études internationales sur la surexposition de ces mineurs aux violences sexuelles ; il n’y a aucune raison de penser que l’Eglise catholique fait exception. Mais ces éléments qualitatifs n’était pas suffisants pour rédiger un passage scientifiquement solide. Nous aurions pu, dans un état de l’art idéal, approfondir cette question, elle mérite absolument de l’être, mais nous n’avons pas eu le temps et la possibilité de le faire. Nous avons à la fois un constat qui rejoint ce qui est connu sur l’exposition au risque des mineurs en situation de handicap, en particulier des témoignages de parents, mais leur nombre ne nous permettait pas de proposer une analyse solide au plan scientifique et statistique en comparaison des autres données que nous avions. Nous avons le sentiment que c’est un sujet très important au vu notamment de l’évolution du profil des victimes, qui étaient auparavant principalement des garçons âgés entre 10 et 13 ans. Nous sommes aujourd’hui sur des profils de victimes mineures plus âgées, et des jeunes adultes en situation de vulnérabilité et parmi elle le handicap et l’emprise psychologique. Nous considérons que ce sujet est capital pour l’Eglise catholique aujourd’hui.
Question : Et pour ce qui concerne les séquelles psychologiques et psychiques des agressions ?
Alice Casagrande : J’ai personnellement entendu des victimes qui ont eu des parcours de vie à l’évidence marqués par le handicap suite à l’agression. Des personnes m’ont fait part de longs parcours en psychiatrie, et parfois en détention, et il était évident que les suites de l’agression sont un parcours de santé mentale fissurée voire explosée. La proportion de victimes en suivi de santé mentale, ou qui n’en ont pas mais vivent des difficultés sentimentales, est colossale. Combien sont dans les souffrances et les difficultés sentimentales, mais aussi dans un registre de reconnaissance officielle par la MDPH, on ne le sait pas. Les conséquences sur la santé sont avérées, mais de là à dire « nous savons que des agressions sexuelles sur mineurs dans l’Eglise catholique ont produit tel pourcentage de personnes qui sont dans une reconnaissance du handicap », nous n’avons pas ces données. Si une paroisse fait une cartographie des risques, elle va peut-être constater le risque d’emprise sur des personnes vulnérables, notamment en situation de handicap, dont les paroissiens très âgés avec des détournements de fonds ou de legs. Une exposition nouvelle des paroissiens à des risques de prédation.
Question : Les témoignages concernent tous les handicaps ou essentiellement les déficiences intellectuelles ou troubles psychiques ?
Alice Casagrande : J’ai l’impression que la dizaine de témoignages concernait les handicaps psychiques et mentaux. C’est la problématique de la confiance de ces enfants et jeunes adultes, qui sont moins que d’autres en capacité de comprendre les signaux d’alerte et de se défendre.
Question : Les agresseurs sont des prêtres, des religieux, mais aussi des laïcs ?
Alice Casagrande : Absolument, il n’y a pas de différenciation. Je ne pourrais pas faire une analyse psychologique des agresseurs de mineurs ou adultes en situation de handicap, par rapport aux agresseurs sur la population globale, ni faire la part des prêtres, religieux, et laïcs parmi ces agresseurs.
Question : A vous entendre, il faudrait enquêter davantage sur l’accueil des personnes handicapées potentiellement vulnérables pour les mettre à l’abri de la tentation de l’abus qui reste toujours présente ?
Alice Casagrande : Elle existe dans toute la société, et à cause de ces phénomènes d’emprise qui sont particulièrement à risque de se produire dans une institution dont c’est le métier de faire de l’accompagnement spirituel. Les activités de l’Eglise catholique en terme d’accès à l’intériorité sont à risque. Il y a une culture institutionnelle à créer et une vigilance des prêtres et des laïcs, avec des outils de formation pour qu’ils ne soient pas seulement dans une fraternité abstraite d’ouverture mais dans une fraternité vigilante aux personnes vulnérables, qui sont particulièrement exposées. Une institution qui se tient debout prend des mesures pour faire attention à elles.
Question : Quel est votre sentiment, ce travail d’enquête vous laisse un goût d’inachevé, vous souhaiteriez qu’il soit poursuivi pour mieux appréhender le phénomène d’abus sexuel y compris sur les publics dit vulnérables ?
Alice Casagrande : L’Eglise est confrontée à la tâche colossale de faire face à un certain type de violences, qui est au premier plan, notamment médiatique : la violence sexuelle sur mineurs, et la violence sexuelle issue de l’emprise par exemple sur des religieuses, une situation d’autorité. On a la fois une mémoire et une vigilance sur la réalité présente. L’horreur devant la réalité des chiffres, l’épouvante que l’on puisse toucher et violer un enfant est déjà telle que cela ne laisse pas de place pour se dire « quels sont les risques aujourd’hui », et à coté des mineurs ou des jeunes adultes, quelle est la place du risque sur des mineurs ou majeurs en situation de handicap. Alors qu’on sait scientifiquement que c’est un risque dans toutes les sociétés européennes, il est peu visible dans nos travaux, et j’appelle effectivement qu’à travers toutes les démarches de gestion volontariste préventive du risque de maltraitance et de violence, on ait une parole, une lucidité et des investigations complémentaires sur ce risque spécifique. C’est nécessaire.
Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2021.