Secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées d’avril 2004 à mai 2005, Marie-Anne Montchamp a défendu au Parlement la future loi du 11 février 2005 d’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, elle est revenue au gouvernement en tant que secrétaire d’État chargée des Solidarités et de la Cohésion sociale, de novembre 2010 à mai 2012. Déçue par l’évolution du parti politique Les Républicains auquel elle adhérait, elle a soutenu Emmanuel Macron lors de la campagne pour l’élection présidentielle du 7 mai 2017, a été élue à la présidence de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) en octobre 2017 avec le soutien du gouvernement, puis remplacée le 17 février dernier par le politicien retraité Jean-René Lecerf.
Question : Vous quittez la présidence et le Conseil de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) après plusieurs années agitées, marquées par l’annonce d’une loi Autonomie qui a finalement été abandonnée, et la pandémie de Covid-19. Pourquoi partir maintenant ?
Marie-Anne Montchamp : J’ai toujours dit que pour les fonctions que j’ai occupées, il faut se renouveler. Je ne souhaitais pas faire deux mandats à la présidence de la Caisse, parce que je pense qu’on a besoin régulièrement d’un nouveau regard, d’un sang neuf. J’ai appelé le Gouvernement à accélérer la désignation de mon successeur, pour moi c’est une approche équilibrée des responsabilités. Je pense, pendant quatre ans et trois mois, avoir donné le meilleur de moi-même. Je n’ai ni boudé mon plaisir ni été avare de mon temps. Je rappelle que c’est une fonction bénévole, je le revendique. J’ai vécu ces quatre années et un peu plus dans un immense bonheur de servir, sans contrepartie. Même si ça n’a pas été un long fleuve tranquille. Il y a eu des événements tordus, des crises, mais je crois avoir respecté l’idée que je me faisais du Conseil d’une institution de protection sociale.
Question : Quels sont ces événements et crises ?
Marie-Anne Montchamp : Ça a commencé en 2018 avec la crise des Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes et du secteur de l’aide à domicile. Avec une grève extrêmement suivie, du jamais vu, qui a conduit le Président de la République à afficher la volonté d’une grande loi en juin 2018, en abandonnant le registre de la dépendance pour préférer celui de l’autonomie et une logique de convergence personnes handicapées et personnes âgées. Ça a tangué à l’époque parce que ce n’était pas du tout l’usage du secteur. Ensuite, il y a eu le mouvement des gilets jaunes et on s’est rendu compte, ô stupeur, que sur les ronds-points il y avait nombre d’auxiliaires de vie, d’aides-soignants, mal payés, souvent très abîmés par leur travail, qui exprimaient là l’extraordinaire difficulté de leur situation financière eu égard à la hausse des prix des carburants générée par la taxe carbone; ils devaient prendre leur voiture et faire des kilomètres. Une découverte, qu’on aurait pu anticiper, de la situation de professionnels de la « bonne santé » sans lesquels notre système ne tient pas, qui peuvent gagner 900€ par mois, passer des heures en voiture et n’être reconnus par personne. Troisième choc, la crise Covid, avec un retard à l’allumage gigantesque pour que ces mêmes personnels disposent de masques et d’équipements de protection individuelle. J’ai passé des heures au téléphone pour tenter de faire en sorte qu’ils en aient ; il leur fallait faire la queue en pharmacie, et souvent entendre « il n’y en a plus ! » Il faut l’avoir en tête parce que j’ai le sentiment qu’on l’oublie déjà, comme si cela s’était passé il y a un siècle. Je me suis dit : « au fond, à quoi sert le Conseil de la CNSA ? » Et c’est là qu’avec mes collègues, pour lesquels j’ai une immense estime, nous nous sommes constitués en cellule d’urgence qui a défini des zones d’action prioritaire, pour venir en aide aux personnels, traiter de la situation catastrophique sur le plan éthique dans les établissements qui recevaient chaque matin des injonctions paradoxales des Agences Régionales de Santé, 80 courriels pour chaque directeur et les plus efficaces étaient ceux qui faisaient du classement vertical en parant au plus pressé. Ceux qui inventaient des systèmes pour que, dans leurs chambres, les personnes isolées assistent à la préparation des repas, pour rester connectées à la vraie vie. Je me souviens des appels de 22 heures, on cherchait de l’oxygène ! Il a fallu trouver pour des personnes handicapées psychiques des tablettes informatiques pour qu’elles puissent continuer à être connectées à leurs soignants et leurs Groupes d’Entraide Mutuelle. La crise, ça a été ça. Et le Conseil de la CNSA s’est senti connecté au réel, il n’est pas resté cette institution potiche d’une branche de protection sociale.
Question : Mais alors, pourquoi quitter un organisme qui a changé de vocation dans ces épreuves ?
Marie-Anne Montchamp : C’est parce que nous avons été un Conseil en prise avec les réalités que nous avons pu apparaître aux yeux du législateur comme suffisamment mature et légitime pour devenir la gouvernance d’une cinquième branche de sécurité Sociale totalement dérogatoire des modes de gouvernance des autres branches. Je veux exprimer l’immense bonheur d’avoir oeuvré avec des gens formidables qui ont accepté d’embrasser l’intérêt général sans contrepartie, c’est rare et je veux le souligner. Et de l’autre côté, cette immense tension de tous les instants, démocratique, sociétale, éthique, organisationnelle, financière, qui est le quotidien du Conseil. C’est pour cela que j’ai pensé qu’après un mandat « à fond les ballons », il était temps que d’autres prennent le relais, parce qu’après tout, on n’a jamais raison tout seul, cette alternance est saine.
Question : Malgré la crise et l’absence, à ses débuts, de l’État et de l’Administration centrale pendant quelques semaines, qui ont depuis totalement repris le contrôle, le 5e risque Autonomie reste un cadre mal défini et délimité. La grande loi n’est pas venue, et c’est son troisième abandon depuis 2008…
Marie-Anne Montchamp : Quand même, observons l’importance de la création d’une cinquième branche. Et le fait d’inscrire l’ambition de l’autonomie n’est pas un détail, c’est potentiellement important et pour moi fondateur d’une évolution de la Sécurité Sociale. Cela affirme la solidarité nationale sur cette question, et ce n’était pas gagné, ainsi que la gouvernance par la réunion des parties prenantes. C’est aussi la promesse de 2,3 milliards d’euros supplémentaires à l’horizon 2024. On est loin de l’objectif de financement que le Conseil a chiffré pour les politiques de l’âge et du handicap en réalisant des scénarios de financement. C’est le seul à avoir osé affronter l’État sur cette question. L’absence d’une grande loi, c’est un impensé politique. A un moment, le mode de préparation de ce texte s’est enferré dans une vision technocratique alors qu’il aurait fallu construire une loi d’orientation assortie d’une loi de programmation pour orienter nos finances sociales vers la mise en oeuvre des enjeux réels d’une vie autonome pour tous. Dans les renoncements précédents, je pense que le modèle n’était pas prêt. J’en ai le souvenir précis puisque j’étais au Gouvernement à l’époque et faisais partie de ceux qui pensaient que le temps de la loi n’était pas venu parce que ce qu’on avait en tête était de couvrir le pays d’EHPAD. Le Conseil de la CNSA a fait émerger une réponse très imprégnée par la loi de 2005 qui est l’approche domiciliaire, reconnaissant la pleine et entière citoyenneté de la personne qui avance en âge. Cette ambition, qu’on retrouve dans la création de la branche Autonomie, n’a pas été rendue possible par la fabrique de la loi grand âge. C’est pour cela que le Président de la République ne l’a pas arbitrée et que, de vous à moi, arbitrer une loi technocratique aurait été une mauvaise solution. Il nous faut donc produire pendant le prochain quinquennat une loi d’orientation qui mobilisera toutes les politiques publiques, les branches de Sécurité Sociale, qui procédera d’un débat avec la Nation pour savoir si oui ou non elle veut consentir l’effort de s’équiper en protection sociale pour l’avancée en âge et la politique du handicap à hauteur des besoins et de l’ambition. Parce qu’il faut à l’horizon 2030 à peu près 10 milliards d’euros pour la politique de l’âge, et autant pour l’actualisation de la politique du handicap. C’est possible avec la réorganisation de l’État, des finances publiques et sociales pour faire converger les financements vers la politique de l’autonomie à hauteur de 20 milliards d’euros. C’est possible à condition d’avoir les idées claires et pas la main qui tremble. Il faut pour cela un État moderne, alors qu’il s’arc-boute sur un contrôle inutile qui, dans certains cas, conduit le système dans le mur. Parce que quand un directeur satisfait aux exigences normatives, on ne mange pas d’oeuf sur le plat en EHPAD, on a le bon nombre de protections hygiéniques par personne, on n’a absolument pas traité la question essentielle de la qualité de la vie de nos concitoyens. On s’est donné bonne conscience et on a, au fond, déresponsabilisé les soignants et les accompagnants de leur démarche première qui est la qualité du service qu’ils rendent aux personnes, et qui se mesure à leur bien-être et leur satisfaction. Je suis pour un EHPAD qui utilise peu de protections parce qu’on accompagne les gens aux toilettes et qu’on n’attend pas qu’ils soient dans la situation infernale de devoir utiliser des protections hygiéniques en nombre pour considérer qu’on a fait le travail. Comme le dit Pascal Champvert [président de l’AD-PA], une fois que la personne a mangé, fait sa toilette et est propre, alors tout reste à faire, le travail et l’accompagnement commencent.
Question : Vous avez été engagée en politique, notamment auprès d’Emmanuel Macron dont vous avez rédigé la « carte blanche » lors du débat de l’entre-deux tours du 4 mai 2017. Quel regard portez-vous sur l’action du Président de la République et de ses gouvernements successifs ?
Marie-Anne Montchamp : Des choses ont bougé, qui vont dans le bon sens. Certaines évolutions sont emblématiques, comme le droit de vote restitué aux personnes sous tutelle, d’autres plus pragmatiques. Il faut convenir qu’il y a eu une volonté d’améliorer la vie quotidienne de nos compatriotes en situation de handicap, je veux par loyauté républicaine le souligner. Pourtant, il y a eu et il y a encore une représentation assez persistante qui, à mon avis, conduit à des ambiguïtés et des incompréhensions. Le personnel politique ne comprend pas vraiment, ou n’a pas totalement intégré la dimension principielle de la loi de 2005, notamment pour ce qui concerne le droit à compensation. Et le fait de méconnaître l’originalité de ce droit, qui n’est pas de l’ordre de la réparation mais de l’égalisation des chances, conduit à un discours qui est une fuite en avant et une incantation sur la question de l’inclusion. Je suis une farouche défenseure du principe de la citoyenneté, sans concession, de tous nos compatriotes qu’ils soient âgés, malades ou en situation de handicap. Pour moi, l’inclusion procède de la citoyenneté à part entière. La question n’est pas de savoir si on fait un concours de beauté autour du plus inclusif, parce que je me méfie des postures. Pour moi, la question est de savoir comment on anime notre système de protection sociale pour garantir un très haut niveau d’inclusion. Quand on est parent d’un enfant porteur d’une trisomie, ou avec des troubles autistiques, quand on est une personne en situation de handicap psychique, si on n’est pas bénéficiaire d’un très haut niveau de protection sociale, l’immersion dans la société ordinaire peut être extraordinairement douloureuse et brutale. Il n’est pas vrai que la société soit bras ouverts face à la différence. Les discriminations sont puissantes, anciennes, et tellement de catégories de nos concitoyens les vivent au quotidien que nous sommes instruits pour connaître la violence contemporaine de notre société. Elle aime les standards, la culture de l’image, une forme de normalité vers le haut. L’investissement dans la protection sociale est la seule condition de l’inclusion. Cela veut dire un très haut-niveau de compensation dans l’emploi, dans l’accès à la culture, aux loisirs, à la Cité. Quand, dans le même quinquennat, on peut louper la loi ELAN [réforme du logement ramenant à 20% la part de logements neufs accessibles], amnésique du fait que nos concitoyens vont subir des formes de discrimination qui tiennent à la mise en accessibilité, il est difficile d’incanter à l’inclusion. Il ne faut pas qu’il y ait l’inclusion pour les riches, et la discrimination pour les pauvres. La citoyenneté appelle des preuves et des gages, l’évolution de la protection sociale est là pour les apporter.
Question : Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
Marie-Anne Montchamp : Je vais prendre fin mars une initiative importante pour continuer de fédérer les parties prenantes, dans un dialogue singulier avec la puissance publique. J’ai découvert pendant mon mandat à la CNSA la force des parties prenantes. Pour l’autonomie, c’est comme la question du climat, s’il n’y avait pas eu les grandes Organisations Non-Gouvernementales jamais les États auraient bougé de leur simple initiative. Eh bien je pense que dans le débat public pour l’autonomie de nos concitoyens il faut proposer à la puissance publique d’avoir face à elle, non pas contre, je dis bien face, un interlocuteur qui conduise effectivement à faire évoluer le cours des politiques publiques afin que nul n’ignore, jamais.
Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2022.