« Handicap : quand l’archéologie nous éclaire ». Le titre de cet ouvrage récemment paru aux éditions Le Pommier résume bien le travail réalisé par l’archéo-antropologue Valérie Delattre, qui étudie les pratiques funéraires de la Protohistoire et de l’Âge du fer au sein de l’INRAP. En 220 pages, elle synthétise les fouilles qui ont mis en évidence des restes d’humains ayant vécu avec un handicap ou une maladie invalidante, du plus loin que la recherche en ait trouvé. Et en tire des enseignements sur la place et le rôle social de ces personnes, tel que les archéologues peuvent le déduire.
Pourquoi s’intéresser au handicap ? « Le point d’ancrage, explique Valérie Delattre, c’est ma rencontre avec l’handisportif Ryad Sallem dans un cadre associatif : ‘Tu fouilles des morts, tu as une idée de comment c’était avant pour les gens comme moi, les gens handicapés, amputés ?’ J’étais perplexe, parce que j’avais beau fouiller des centaines de sépultures toutes périodes confondues, j’avais dû croiser un bossu, deux-trois lésions arthrosiques ou autres, mais vraiment aucun regard sur le handicap. Il m’a proposé de relever le défi. » La direction scientifique de l’INRAP a positivement répondu et Valérie Delattre a inscrit les handicaps et pathologies invalidantes à son programme de recherche, surtout parce qu’un directeur a un proche parent trisomique. « Il m’a dit ‘je ne suis pas convaincu que ça intéressera la communauté scientifique, mais pourquoi pas, on essaye’. La communauté archéologique est assez frileuse, il y a des thèmes nobles, et d’autres que l’on va investiguer sur la pointe des pieds. Moi, je voyais des passerelles avec ce que je faisais dans l’associatif, des éclairages, établir des ponts entre des sphères qui ne se connaissent pas. »
La suite des événements lui a donné raison. Un an après la réouverture à Paris du Musée de l’Homme, un colloque international « Archéologie de la santé – Anthropologie du soin » a été organisé fin 2016, avec une demi-journée consacrée aux handicaps et leur prise en charge, sous la présidence de Valérie Delattre et l’intervention de plusieurs chercheurs (les séances sont visionnables en suivant ce lien). « C’est une sorte de consécration. Le Musée de l’Homme est très intéressé par la paléo-génétique et d’autres disciplines très à la pointe, et en avait un petit peu oublié l’humain, les vivants. Ce que nous, en archéologie et en anthropologie, on s’efforce de restituer. Ce colloque, doublé d’une exposition temporaire au Balcon des sciences (lire ce reportage), a bien fonctionné, et dorénavant cette thématique est inscrite dans leur façon de considérer les salles, les aménagements, la présentation des squelettes, etc. »
L’intégration sociale n’a pas d’âge
Les corps différents ont désormais leur visibilité, pour une humanité de tous dans le corps social, selon Valérie Delattre : « Longtemps les archéologues ont travaillé sur des objets dont l’humain que l’on trouvait dans une sépulture était celui qui accompagnait les objets. La nouvelle école d’archéo-anthropologie dont je suis l’une des heureuses élèves a remis l’humain au coeur du funéraire en le faisant redevenir l’acteur premier de l’action. Il n’est pas simplement là pour porter des épées, des torques, avec des vases autour, etc. c’est lui, sa vie, sa personnalité, l’identité que l’on peut restituer avec la matière osseuse. On a un peu changé les préoccupations de la communauté scientifique. » Cela conduit également à faire évoluer les musées qui présentent des objets, pour une synergie entre l’histoire et le récit des humains, et les objets qu’ils portaient ou qui les ont accompagnés vers l’au-delà. Le travail de Valérie Delattre sur les traces archéologiques du handicap s’inscrit dans cette nouvelle démarche pour faire des musées davantage que des cabinets de curiosités.
Dans ce cadre, elle est parvenue à mettre en évidence la place et le rôle social qu’occupaient les personnes handicapées traitées à égalité des autres, et parfois même valorisées. « Je suis convaincue que les handicaps, les affections qui pouvaient avoir une incidence sur la locomotion, le travail, étaient extrêmement présents dans les sociétés passées. Une chute de cheval, on était handicapé. On avait l’habitude de voir des gens différents, on savait qu’on pouvait très rapidement le devenir. Je pense qu’il y avait un quotidien et une proximité qui n’existe plus maintenant. » Une approche qui ne porte que sur l’étude des restes humains et des objets témoignant d’une atteinte corporelle, alors que les nouvelles technologies de paléo-génétique pourraient prochainement apporter davantage encore d’informations. Valérie Delattre constate toutefois une rupture dans l’intégration sociale des personnes handicapées : « J’ai l’impression qu’il y a une sorte de bienveillance et de regard plutôt empathique jusqu’au XVIIIe siècle. On s’aperçoit que les opérations chirurgicales, les méthodes orthopédiques, l’invention d’appareillages, prothèses, corsets, les soins et la prise en charge longtemps après la survenue d’un handicap sont extrêmement présents. Dans les nécropoles, les personnes handicapées sont traitées à l’égal des autres. Elles ont des soins, sont aidées, suivies quand la société va bien. Mais lors de guerres, de troubles, de famine, elles sont des bouches inutiles jetées sur les routes, se retrouvent dans les villes. On l’observe en archéologie en fouillant des cimetières ‘de pauvres’, ‘de vulnérables’, ‘d’impotents. »
« Avec les tombes et la lecture des pratiques funéraires, on peut voir si la personne a conservé son statut social. En Préhistoire, ça se voit. Par exemple, la sépulture d’un agriculteur chasseur néolithique vers 4.500-4.700 ans avant notre ère, amputé d’un avant-bras et qui est la plus vielle amputation connue en France, contient de riches objets témoignant de son statut social ou de sa valorisation après la mort. On trouve à Rome et en Grèce antique mentions dans des textes de maladies professionnelles ou handicapantes, les gens sont pris en charge, soignés et peuvent continuer à travailler. A contrario, l’exclusion du corps différent n’est pas archéologiquement lisible. »
Valérie Delattre relève également que le traitement sanitaire de personnes handicapées est ancien, et dépasse les forntières occidentales. « Il existait au IXe siècle en Perse des hôpitaux soignant des malades mentaux, les bimaristans. Ils recevaient des soins, avec balnéothérapie, musicothérapie, zoothérapie. Les grands savants tel Avicenne puis Averroès vont travailler sur ces pathologies. La science islamique chirurgicale et médicale de cette époque est fabuleuse. Ils ont tout inventé de ce que l’on recrée maintenant, musicothérapie, zoothérapie, etc. »
« L’archéologie du handicap est embryonnaire mais tous les indices, tous les vestiges, toutes les fouilles nous apportent cette constante : le handicap est un curseur social, il est toujours moins compliqué même au Moyen-Âge d’être handicapé dans une famille bourgeoise qui peut vous confier à une abbaye où on prendra soin de vous et où vous serez enterré dans la salle capitulaire parmi les chanoines. Mais quand ça se dérègle, on devient un mendiant avec un matricule qui va quémander un bout de pain à l’abbaye, c’est un invariable. Le handicap est aussi un curseur économique, tout va bien quand ça va bien. La règle nous montre une forme de proximité bienveillante qui ne s’embarrasse pas de considérations intellectuelles. J’ai l’exemple d’un mérovingien des VIIIe-IXe siècles à Cutry dont les deux mains sont amputées : déjà il a fallu l’amputer et c’est probablement le boucher du village qui s’en est chargé, il faut imaginer l’opération, une forme de cautérisation contre la gangrène, et une survie de quelques décennies, on le voit sur les bourrelets osseux. On lui a fabriqué une sorte de fourche bifide qui lui permettait de piquer, de manger. Ces bric-à-brac, ces appareillages improvisés, on en trouve plein. Et c’est tellement un élément de la personne qu’elle est enterrée avec son appareillage. »
Temps modernes, exclusion sociale
Les fouilles montrent que les personnes handicapées ont vécu au milieu des autres, on doit assistance aux vulnérables, jusqu’aux temps modernes : l’organisation sanitaire et sociale s’accompagne alors d’un traitement à part de certaines catégories de la population, dont les personnes handicapées. « Au XVIIIe siècle, à trop bien faire on va regrouper pour exclure. Les aveugles, les sourds sont sortis des villages, des villes, et on les a isolés avec de bonnes intentions. On a sorti du quotidien des groupes qui avaient toute leur place auparavant, on a tout mis en catégories et les humains n’y ont pas échappé. Au XIXe siècle, avec le travail, l’industrialisation, tout se dérègle quand on était improductif, alors que le travail industrialisé génère maladies et handicaps. Toute une frange de population est condamnée à la mendicité parce que rien n’est fait pour ceux qui s’abiment dans les machines-outils, pour les enfants que l’on met au travail très tôt et qui sont rachitiques, qui vont boiter. »
La fin du XIXe siècle voit l’émergence de théories eugénistes prônant la sélection sociale à l’apparence (morphopsychologie par exemple) ou du fait d’un handicap : « Je pensais sincèrement trouver des traces d’eugénisme dans les sociétés passées, ce n’est pas le cas. L’eugénisme en Grèce antique est un mythe absolu. » Ce n’est qu’à l’époque moderne qu’il est théorisé à la fin du XIXe siècle puis mis en oeuvre par l’Allemagne nazie, la Suède, le Japon entre autres pays. Et même en France, en stérilisant jusqu’à la fin du XXe siècle sans leur consentement des jeunes femmes handicapées mentales.
Les travaux de Valérie Delattre, d’une portée remarquable, sont-ils précurseurs d’un domaine pérenne de recherche archéologique et scientifique ? « Le ministère de la Culture veut concrétiser une base de données des représentations du handicap et des maladies invalidantes à partir d’objets repérés, de vases, de mosaïques. Et on parle de ce sujet aux Amis du Louvre. » L’archéologie du handicap semble donc promise à un bel avenir.
Laurent Lejard, février 2019.
« Handicap : quand l’archéologie nous éclaire« , par Valérie Delattre, éditions Le Pommier, 240 pages, 10€. En librairies et chez l’éditeur.