Question : Ce happening Tempête qui sera joué les 12 et 13 juin, c’est un spectacle de rentrée culturelle après confinement, très imprégné de la situation que nous venons de vivre ?
Boris Charmatz : C’est vrai, c’est un projet qui a été transformé, annulé, reporté, maintenu au fur et à mesure de la crise sanitaire. Il est né de cette crise puisqu’au départ on l’appelait Tempête, et maintenant Happening Tempête parce qu’il est davantage le résultat d’ateliers. On voulait faire une chorégraphie pour 400 personnes au Grand Palais et évidement ça n’a pas été possible parce que c’était une chorégraphie dans laquelle elles pouvaient se toucher, courir dans tous les sens. On l’a transformée en Happening Tempête avec moins de danseurs, des ateliers à distance, plus comme un impromptu qu’une chorégraphie longuement travaillée. On devait le faire au Grand Palais et il était impossible d’avoir du public, et finalement, comme un miracle, une bonne surprise, on va faire l’inauguration du Grand Palais Éphémère qui est un très beau bâtiment, presque aussi grand que le Grand Palais. Dans la pièce d’origine, j’avais imaginé de grandes courses dans tout le palais ; là on fera des courses sur place, c’est vraiment la pièce d’aujourd’hui où on a envie de sortir, de se toucher, on n’a pas pu pendant très longtemps mais là c’est en train de se rouvrir : on peut espérer que dans un futur proche tout le monde pourra danser ensemble librement.
Question : Vous allez proposer un mélange, une rencontre de comédiens, danseurs et néophytes qui viennent d’horizons très différents ?
Boris Charmatz : Oui, il y a à la fois presque tout le conservatoire supérieur de danse de Paris, une soixantaine de jeunes danseurs semi-professionnels. La Compagnie de l’Oiseau-Mouche que j’adore et avec laquelle j’aime énormément travailler pour les 10 prochaines années, c’est une étape de notre collaboration ; elle sera presque au complet puisque les dates ayant changé maintes fois, des comédiens sont engagés sur d’autres répétitions ou projets, ils sont très occupés, ce sont les comédiens les plus difficiles à obtenir ; ils seront 14 ou 15 pour Happening Tempête. Et puis il y aura des salariés de la Réunion des Musées Nationaux [gestionnaire du Grand Palais], de Chanel, des étudiants des Beaux-Arts de Paris, et même des étudiants belges de Charleroi Danse. Tout ce monde va se mettre ensemble et pas ensemble, tous séparés de cinq mètres et masqués, sans pouvoir se toucher, mais avec une chorégraphie dans cette distance-là, avec le désir d’être ensemble alors qu’on ne peut pas être ensemble. En fait, c’est assez beau, et même le fait d’avoir des masques, c’est assez signifiant d’en porter, de danser quand même : on décide de danser quelles que soient les circonstances.
Question : Le propos évoque un supplice et une tentation, on veut se retrouver mais il reste une double barrière, le masque et la distance. C’est à la fois enthousiasmant et très dur ?
Boris Charmatz : Je crois que c’est les deux, c’est notre période. On aurait pu renoncer vingt fois, dire « on ne peut pas faire ce qu’on veut », nous, les danseurs, les comédiens de l’Oiseau-Mouche, le Grand Palais, les partenaires. On a tous décidé « on danse quand même, on fait des ateliers par Zoom, certains ont dû abandonner à cause des dates de spectacle, ceux qui restent ont décidé quoi qu’il arrive. C’est un immense plaisir de danser ensemble, c’est miraculeux de pouvoir être 115 à 120 sous cette voûte du Grand Palais Éphémère. Il y aura même du public, c’est miraculeux. On a accepté des règles terribles parce que la chorégraphie, c’est danser avec qui on veut et comme on veut ; là on danse sur une place, une croix et on n’a pas le droit d’en sortir. Pour moi, la danse est une forme d’abolition des distances sociales, dans les villages le bal c’est le moment où on peut prendre la main de quelqu’un qu’on ne connaît pas ou à qui on n’ose pas parler. Là, on crée une danse de la distance sociale, c’est à la fois un supplice et un immense plaisir parce qu’il y a quelques mois, imaginer qu’on serait 115 même dans un immense espace paraissait incroyable.
Question : Comment combinez-vous danse chorégraphiée, de loisir, de plaisir, corps souples ou raides, en travaillant à distance, sans pouvoir corriger les gestes par le toucher ?
Boris Charmatz : Pour moi, la danse c’est surtout dans la tête. On a toujours l’idée que la danse est physique, elle l’est, bien sûr. Mais on peut danser avec un doigt, allongé sur un lit, mes chorégraphies je les invente souvent avant de dormir, en somnolant. Souvent on n’a pas le droit de danser parce qu’on est un garçon, parce qu’on est en situation de handicap, qu’on est trop vieux ou pas assez souple, mais beaucoup de choses sont dans la tête. On ne danse pas parce que ce n’est pas un vrai métier, que ça ne mène à rien, qu’on n’est pas assez beau ou belle. Vouloir danser c’est aussi dans la tête, les petites filles qui veulent devenir ballerine danseuse étoile, une imagerie et pas seulement des pas à effectuer. A partir du moment où on a envie, pour moi la danse est possible. J’ai eu un parcours très classique, à l’Opéra de Paris, dans les conservatoires, mais danser avec des amis qui ont le même parcours m’ennuierait. J’aime l’idée que la danse est une manière de rencontrer des gens que je n’aurais jamais croisés autrement. C’est aussi une manière de parler, la danse m’a mis dans le monde. J’ai eu la chance de rencontrer Raimund Hoghe, qui vient de mourir il y a quelques jours [le 14 mai], chorégraphe danseur artiste allemand qui était le dramaturge de Pina Bausch. Il avait une malformation de la colonne vertébrale, il était, on va dire, bossu. Pendant des années, il n’a pu imaginer monter sur scène et à un moment de sa vie, à la fin des années 80, il a jeté son corps dans la bataille, dansé en solo. Il a fait des spectacles extraordinaires avec son corps et son esprit. J’ai eu la chance de le rencontrer et de faire des spectacles avec lui, il a ouvert mon monde, ma perception du corps, je n’avais pas été en contact avec des personnes en situation de handicap. Travailler avec lui a été la rencontre d’un immense artiste qui travaillait sur les corps différents, sur ce qu’on a le droit de faire ou pas. Il m’a amené à travailler avec « n’importe qui » au sens noble ; j’adore l’Opéra de Paris, les virtuoses du hip-hop, mais on a tous quelque chose à faire avec la danse, nos corps, il m’a ouvert les yeux, l’esprit, le corps, la danse à plein d’autres chose que je n’aurais pas soupçonnées.
Question : Ce serait la différence entre la chorégraphie qui est écrite, notée, et un travail sur les capacités, les aptitudes, la sensibilité, la sensualité des corps ?
Boris Charmatz : Souvent, quand je travaille avec des enfants, des amateurs, j’aime bien la tension. Je ne pars pas de ce que peuvent faire les gens, j’aime proposer des paris, créer en dehors des limites de ce qu’on croit savoir ou pouvoir faire. Dans Happening Tempête, on va faire une performance de trois heures, en théorie personne ne peut danser trois heures d’affilée. On va le faire chacun à sa manière, chacun sa solution quand on n’en peut plus, on peut s’allonger par terre, reprendre sa respiration, se reposer, puis on revient dans la bataille, dans la tempête. C’est une aventure collective où les barreaux de l’échelle sont assez hauts : est-ce qu’on va y arriver ? Le fait de ne pas pouvoir y arriver va forcer à inventer, et la chorégraphie c’est pareil : je propose, par exemple courir sur place, ce qui est très dur, chacun va le faire à sa manière, on va essayer, improviser. La force de l’essai, c’est plus fort que tout.
Question : Qu’est-ce qui vous a surpris ou étonné dans ce travail pendant une période très particulière, et qu’avez-vous appris au contact de danseurs de tous ordres ?
Boris Charmatz : J’ai envie de parler de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, ils me retournent la tête ! Ce qui est très particulier, c’est que ce sont des comédiens professionnels. Oui, ils sont en situation de handicap et je ne sais pas lequel, physique, psychique, un mélange des deux. On travaille ensemble et on voit ce qu’on a envie de faire, on est beaucoup mis en mouvement par le désir. C’est une vraie compagnie, ils ont l’habitude de travailler ensemble, d’avoir des artistes un peu dingues qui viennent faire de la chorégraphie, du théâtre, de la musique pour eux, au fond ils ont l’habitude de se débrouiller dans des situations pas faciles. Et là, on a peu d’heures de répétition, on se retrouve dans un immense lieu pour faire des gestes fous et danser pendant trois heures. C’est un tas de paramètres a priori impossibles mais eux, ça ne leur fait pas peur. Et ça m’apprend énormément : sauter, courir, des gestes de zombies puisqu’il y a des moments de morts-vivants, ils le font à leur manière d’acteurs, de gens qui ont de la bouteille. Ils ont plus de sens de la scène que les danseurs quasi-professionnels du conservatoire, c’est ce que ça m’apprend, qu’on a tous des cordes à son arc. On est dans une société où souvent on ne veut voir qu’une seule chose, en danse on essaie de faire des tours en l’air, il vaut mieux être danseur de l’Opéra de Paris pour le faire. Par contre, si on veut faire des gestes plus liés avec son corps, plus signifiants, en tous cas autrement, si on est un amateur, un salarié qui n’a jamais ou peu dansé, un karatéka ou un comédien professionnel en situation de handicap. Je ne sais pas ce que ça m’apprend, mais ça me donne une immense joie !
Happening Tempête, chorégraphie de Boris Charmatz pour 120 danseurs, les 12 et 13 juin 2021 au Grand Palais Éphémère (accessible – Place Joffre à Paris 7e), gratuit sur réservation. Précédente création de Boris Charmatz au Grand Palais, La Ronde est à revoir sur France 5.
Laurent Lejard, juin 2021.