Ils sont six, ces citoyens aveugles qui poursuivent pour excès de pouvoir la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel. Ils lui reprochent son inaction totale en matière d’utilisation des services publics et privés sur Internet alors que la législation et la réglementation l’obligent à organiser cet accès aux usagers handicapés. Cette accessibilité numérique, on la considère essentielle et indispensable depuis plus de 17 ans et le rapport Perben, elle est inscrite dans l’article 47 de la loi du 11 février 2005 modifié en 2018 ; si son décret d’application est paru le 24 juillet 2019, il manque un arrêté conjoint des ministres chargés des personnes handicapées et du numérique pour mettre en oeuvre la procédure de recueil de déclaration de conformité (ou pas), de contrôle des sites web concernés et de sanctions financières alors que le Gouvernement doit rendre compte au plus tard le 23 décembre auprès de la Commission Européenne de la mise en oeuvre de l’accessibilité numérique devenue depuis octobre 2016 une Directive Européenne. Huit internautes aveugles lassés de l’inaction des pouvoirs publics français ont saisi en juillet dernier, par lettre recommandée, la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, pour lui demander de mettre la réglementation en oeuvre, ils n’ont reçu aucune réponse. Deux des plaignants expliquent ladite démarche.
Privé de chocolat !
« Ça fait longtemps qu’on est dessus, tous, justifie Manuel Pereira qui vit en région parisienne. C’est très simple, la loi de 2005 oblige à des obligations déclaratives, en mentionnant le niveau d’accessibilité, et à élaborer un schéma pluriannuel. Pour les structures qui ne les respectent pas et qu’on veut mettre au diapason, il faut saisir Madame Cluzel ; elle a deux mois pour répondre à cette saisine. Je lui ai envoyé un courrier recommandé concernant Auchan vente en ligne, attendu deux mois pour lire ce qu’elle entendait faire. Elle n’a pas répondu ni même accusé réception. » D’autres personnes déficientes visuelles ont fait de même et la ministre n’a écrit à personne. « Quand vous faites une telle saisine sans recevoir de réponse, poursuit Manuel Pereira, cela équivaut à un refus et la seule solution que nous avons face à un tel refus de faire respecter la loi, c’est de déposer un recours en excès de pouvoir au Conseil d’État. » C’est la même procédure qu’a employée avec succès l’ANPIHM en février 2016 : elle a fait condamner le Premier ministre pour avoir refusé de publier le décret définissant « les modalités de calcul du montant des frais de compensation restant à la charge du bénéficiaire de la [Prestation de Compensation du Handicap] et les conditions dans lesquelles les fonds interviennent pour que ce montant demeure dans la limite de 10% de ses ressources personnelles nettes d’impôts fixée par le législateur ». Problème toujours pas réglé par le Gouvernement plus de 5 ans après, l’ANPIHM a obtenu le 27 mai dernier une troisième condamnation assortie d’une astreinte journalière portée à 250€.
Pour l’instant, l’astreinte quotidienne demandée par chacun des six plaignants n’est que de 50€, pas de quoi ruiner l’Etat qui va d’ailleurs doubler en 2022 les crédits « frais de justice » du secrétariat d’État aux personnes handicapées. « Ça fait 14 ans qu’on est baladés sur l’accessibilité numérique, conclut Manuel Pereira, il est temps que ça s’arrête. On est devant une inertie des pouvoirs publics assez affligeante, cela interroge sur la volonté d’aller sur une plus grand inclusion. Pour l’accessibilité numérique, Madame Cluzel a également la même démarche : interpellée sur l’application de la loi, elle a répondu qu’il est hors de question de taper sur les entreprises, on va leur laisser six mois. C’était en septembre 2020. Elle invoque les principes et laisse de côté la mise en oeuvre. » En lançant le 25 mai la campagne de recrutement d’un millier d’Ambassadeurs de l’accessibilité, la ministre avait également rejeté contrôles et sanction : « Nous sommes dans une année positive », avait-elle justifié. Pour elle, l’obligation doit être remplacée par la bonne volonté.
Formulaire accessible impossible à envoyer
Une expression que ne partage pas Bernadette Pilloy, encore irritée et blessée d’avoir dû faire appel à son mari pour boucler un dossier de renouvellement à la Maison Départementale des Personnes Handicapées des Yvelines : « Il est impossible de renouveler la Prestation de Compensation du Handicap et CMI sur le site web de la MDPH qui est inclus dans celui du département. J’ai pu remplir le formulaire numérique, la formalité est accessible, mais impossible de franchir le captcha. » Cet outil de validation est censé bloquer les robots qui balayent le web en permanence pour trouver le moyen de nuire au profit des malfrats qui les contrôlent. S’il existe des captcha textuels utilisables par les internautes aveugles, le Conseil Départemental des Yvelines a opté pour celui à images qui ne l’est pas. « Les Yvelines sont un très grand département, ajoute Bernadette Pilloy. On ne peut plus aller sur place, à la MDPH, il n’y a plus d’accueil physique, on doit tout faire en numérique. Mais son site web n’est pas accessible aux usagers aveugles. »
C’est l’époux de Bernadette qui a bouclé son dossier MDPH et l’a déposé en juillet au pôle territorial de Saint-Quentin. Comme seule réponse, la photo d’identité qu’elle avait jointe lui a été retournée par cette administration qui lui demandera de la renvoyer quand ce sera le bon moment : avant l’heure, c’est pas l’heure, sauf que la MDPH a dépassé le délai légal de traitement du dossier qui est de 4 mois, mais c’est un autre sujet… Sur celui de l’inaccessibilité de son site web, le Conseil Départemental est demeuré silencieux depuis sa mise en cause publique par la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA) en octobre dernier, organisation qui chapeaute l’action individuelle des six internautes aveugles auprès du Conseil d’État. C’est la première fois que l’associatif déficience visuelle, jusqu’alors dans la discussion, espérant toujours parvenir à convaincre et « faire bouger les lignes », attaque l’État en justice. Madame Cluzel et ses collègues ministres chargés du numérique, Amélie de Montchalin et Cédric O, n’ont pas réagi. Mais ils viennent d’apprendre que, quand une formalité administrative doit être obligatoirement effectuée par voie numérique, elle peut être accessible et remplie par un(e) administré(e) aveugle, puis son expédition bloquée par un captcha inaccessible. L’accessibilité numérique est un tout, la découper en tranches conduit à l’échec et, finalement, au tribunal.
Laurent Lejard, décembre 2021.