Aucun des 15 sites français de vente en ligne évalués en décembre 2022 par Access First ne permet aux clients handicapés d’effectuer tranquillement leurs achats. Ce verdict sans appel montre que l’accessibilité numérique n’est pas mieux mise en oeuvre par le secteur privé que dans le public, même dans des entreprises qui font au total plus de 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires. C’est ce qui ressort de cette étude publiée par des spécialistes de l’accessibilité numérique. Elle examine la conformité réglementaire et l’utilisation avec des outils adaptés aux handicaps moteur et visuel : navigation au clavier, par contacteurs et périphériques spécifiques, ou lecteur d’écran. Fondateur d’Access First en 2015, Olivier Nourry en explique le contexte.
Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à étudier l’accessibilité numérique dans le e-commerce ?
Olivier Nourry : On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’information et d’évaluation globale pour chaque secteur du commerce en ligne, pour savoir comment une personne handicapée est correctement servie. On l’a déjà fait sur l’emploi en novembre 2022, en s’interrogeant sur les outils numériques à la disposition des usagers handicapés leur permettant d’agir comme tout le monde. On a constaté que Pôle Emploi travaille dans ce sens depuis quelques temps, alors que les autres sites emplois sont défaillants, et plus particulièrement ceux qui ciblent les personnes handicapées.
Question : Quand elle est réalisée, cette évaluation est généralement axée sur les usagers aveugles, or vous avez également pris en compte le handicap moteur des usagers qui n’utilisent pas la souris…
Olivier Nourry : La navigation web au clavier est un très bon indicateur parce qu’elle induit le pilotage d’un ordinateur par la voix, le contrôle oculaire, ou par contacteurs et périphériques spécifiques. La navigation au clavier intéresse aussi les personnes aveugles. On doit pouvoir tout faire ainsi, d’autant que dans le codage, tout est prévu par les éditeurs de création de sites. Mais cette fonctionnalité est cassée par les développeurs lorsqu’ils adaptent et personnalisent les pages. Les langages du web, dont le html, prévoient l’accessibilité dès le départ mais quand on manipule le code pour faire fun ou créer une interface, cela entraîne des difficultés si on ne maintient pas l’accessibilité. C’est un cercle vicieux parce que les codeurs ne connaissent pas les besoins des personnes handicapées, tant que l’employeur n’a pas recruté de travailleurs handicapés.
Question : C’est dû à l’absence de cette problématique dans les programmes de formation ?
Olivier Nourry : La formation est un problème de fond. Le simple fait d’inclure les utilisations diverses n’est pas intégré aux programmes. Et la nécessité d’être curieux après la formation initiale n’est pas toujours possible ou encouragée en entreprise, d’où une force de travail mal informée et finalement défaillante. Quand l’accessibilité n’est pas intégrée dès la conception, la correction des mastodontes du e-commerce, des monstres en terme de projet, peut décourager.
Question : Quelle est la raison de ce délaissement, bien que le diagnostic soit connu depuis plus de 20 ans et que la réglementation ait rendu l’accessibilité obligatoire ?
Olivier Nourry : C’est très profond, un frein d’ordre sociétal : quels droits donne-t-on aux personnes handicapées ? L’accessibilité numérique est un droit fondamental qui tarde à entrer dans la vie de tous les jours. Elle est caractéristique d’un blocage, et du validisme de la société, même s’il n’est pas intentionnel. La place des personnes handicapées est négativement influencée par le sentiment de ne pas être à égalité, on ne leur offre pas la possibilité de jouir des mêmes droits. Je travaille sur cette question depuis 2005, et participé jadis en relation avec l’État à la définition des normes d’accès au web. Je ne dirai pas que l’État s’est désengagé, on a pris du retard, même si la situation s’améliore. Mais l’une des difficultés, c’est que le handicap est un domaine que l’on peut utiliser pour satisfaire un agenda politique…
Propos recueillis par Laurent Lejard, janvier 2023.
PS du 1er mars 2024 : la société mère d’Access First, Be player one, est en liquidation judiciaire depuis le 6 juin 2023, et leurs sites Internet n’existent plus.