Dans une décision du Tribunal Administratif de Paris rendue le 21 mai dernier, non frappée d’appel et de ce fait définitive, l’association apiDV (accompagner, promouvoir, intégrer les Déficients Visuels) a fait condamner l’État pour son inaction en matière d’adaptation d’un outil numérique, le célèbre logiciel de vie scolaire Pronote. Mais au-delà du cas particulier, c’est l’ensemble de l'(in)action étatique en matière d’accessibilité du numérique aux utilisateurs handicapés qui est sanctionnée. ApiDV avait demandé au tribunal l’annulation de « la décision par laquelle la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées a implicitement refusé de mettre en oeuvre la procédure contradictoire [relative] à l’accessibilité aux personnes handicapées des services de communication concernant l’outil de gestion de la vie scolaire Pronote. » En clair, l’association voulait contraindre l’État à faire appliquer l’accessibilité des outils numériques stipulée par la loi du 11 février 2005 et son dernier décret d’application.
Un résultat qui satisfait le président d’apiDV, Pierre Marragou : « L’action engagée concerne l’ensemble des logiciels scolaires parce que la décision du tribunal contredit l’ex-secrétaire d’État Sophie Cluzel, en écrivant que tous les logiciels scolaires sont dans le cadre de la loi, qu’elle couvre tous les Espaces Numériques de Travail (ENT). Madame Cluzel avait interprété la loi en affirmant qu’elle ne couvrait que les sites web publics. La décision du tribunal est applicable à tous les outils numériques utilisés dans le public, et on lance un appel à la vigilance vers tous les décideurs dans leurs appels d’offres pour leurs ENT afin qu’ils fassent pression sur les prestataires pour qu’ils fournissent des produits numériques accessibles. » Le logiciel et l’appli Pronote étaient donc le moyen d’obtenir une décision de portée générale. Une voie dans laquelle le ministère de l’Éducation nationale ne s’engage pas : « Le Tribunal administratif a tout de même constaté la carence de Pronote, et donc des établissements scolaires qui l’utilisent, dans la mise en accessibilité du logiciel ; il enjoint en conséquence à l’Arcom, qui dispose d’un pouvoir de contrôle, de l’exercer pour faire en sorte que le logiciel et son usage évoluent en ce sens. »
A cet égard, le tribunal a écarté les arguties qui aurait pu faire capoter l’action judiciaire, en retenant la compétence de l’Autorité de régulation des communications (ARCOM) pour agir, ce qu’elle a entrepris : « Le logiciel Pronote, visé par l’injonction du juge et utilisé par de nombreux établissement scolaires, est édité par la société Index Education. Cette société, comme le précise la décision du tribunal administratif, ne rentre dans aucune des catégories de personnes morales visées à l’article 47 de la loi du 11 février 2005 et ne fait donc pas partie des acteurs que l’Arcom régule. Pour autant, en pratique, l’Autorité a considéré qu’en tant qu’éditeur de la solution logicielle, elle était l’interlocuteur le plus pertinent pour la faire évoluer de sorte à ce qu’elle respecte les obligations de l’article 47 qui s’imposent aux établissements publics. » Voilà donc un trou comblé dans la raquette législative…
Pronote, un cas d’école
« Pronote est un de nos 5 logiciels, justifie Fabien Ferrazza, Directeur Général d’Index Éducation. Près de 10.000 établissements scolaires l’utilisent. Fin 2020, la société a été rachetée par Docaposte, filiale de La Poste et la Banque des Territoires [de la Caisse des Dépôts, banque de l’Etat NDLR] en réponse au souhait de l’Etat de préserver la souveraineté des données scolaires. » Société de droit privé, le capital d’Index Éducation est composé à 100% de capitaux publics pour sécuriser la pérennité des logiciels ; on peut ainsi la considérer comme une société d’État déguisée. « Pronote a été créé en 1999, ajoute Fabien Ferrazza, pour équiper des postes locaux d’ordinateurs. En 2010, on a développé un data center à Marseille, pour héberger et administrer Pronote pour nos clients. La prise en compte de l’accessibilité a débuté en 2010 avec son intégration fonctionnelle dans nos produits, la mise en place de référents accessibilité dans nos créations, mais on a fait l’erreur de ne pas avoir informé nos publics du niveau d’accessibilité de nos solutions, en particulier Pronote. Nous allons publier sur notre site web notre déclaration d’accessibilité suite aux audits effectués. » Actuellement, l’espace enseignants de Pronote est conforme à 74% au Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA), enregistrant une progression de 18 points en un an, et l’espace parents d’élèves est accessible à 84% contre 73% en 2023.
La marge de progression reste importante, toutefois Index Éducation ne vise que 90% de conformité à l’horizon 2027 selon les termes d’un accord de médiation signé avec apiDV, tout en intégrant les troubles Dys dans la mise à niveau. « Être accessible à 100% se vit au fil des évolutions logicielles », complète Fabien Ferrazza, une manière de dire qu’atteindre la conformité à une norme « ne signifie pas accessibilité pour tous » et qu’il privilégie l’effectivité de l’utilisation « pour que la chaîne soit fonctionnelle et accessible. » Et il déporte le sujet sur l’accessibilité hétéroclite des milliers d’ENT des établissements dans lesquels il faut d’abord pouvoir pénétrer puis naviguer pour utiliser Pronote. Une manière élégante de renvoyer au mammouth Éducation nationale la colossale mise en accessibilité qui lui incombe, tâche d’ailleurs partagée avec les collectivités territoriales qui gèrent les établissements. Pour résumer, les familles, élèves et enseignants n’ont pas fini de subir des failles d’accessibilité. C’est ce qui fait de Pronote un véritable cas d’école : le numérique pour tous doit être réalisé par tous les acteurs de la chaîne, l’effort d’un éditeur pouvant être annihilé par la carence d’un autre.
Qui doit payer ?
Face à ce qui ressemble à un rocher de Sisyphe, demeure un point épineux : à qui revient le coût de la mise en accessibilité ? « Selon nous, exprime Pierre Marragou, c’est à l’éditeur du logiciel qui développe un outil pour un service public de prendre en charge la mise en accessibilité. Mais c’est clairement la responsabilité des services de l’État, des collectivités ou des établissements scolaires de vérifier qu’ils achètent un logiciel accessible. »
Là dessus, Fabien Ferrazza a une pratique différente : « Quand on doit investir, ces investissements sont répercutés dans les licences payées par les établissements publics. On parle là d’accessibilité, de sécurité. » Finalement, Pierre Marragou a raison d’appuyer sur la vigilance des acheteurs de solutions numériques : « Nous rappelons par ailleurs que tous les logiciels de vie scolaire sont concernés par la décision judiciaire, et comptons sur les administrations pour la faire respecter par tous les éditeurs de logiciels. » Au final, c’est quand même l’État qui paiera, c’est-à-dire tout le monde…
Laurent Lejard, octobre 2024.