Se promener dans les bois, voir si le loup n’y est pas, n’est plus seulement une comptine pour les personnes qui se déplacent en fauteuil roulant ou ont de grandes difficultés à marcher. C’est une réalité dans la forêt ardennaise, grâce à la Maison de la Nature de Boult-aux-Bois qui s’est récemment équipée de Segway adaptés, fabriqués par l’association alsacienne Paramove (lire Les initiatives du 22 juin 2019). Avec leur E-rool équipé de pneus tout terrain, on peut s’enfoncer en forêt et partir à la découverte d’un milieu autrement inaccessible. Cette Maison de la Nature est le siège de La Hulotte, célèbre revue qui a attiré des organisations écologistes et créé ici un centre important dans ce domaine. Si elle organise de longue date des animations pour les personnes déficientes visuelles, intellectuelles, autistes, elle ne pouvait proposer de sorties à celles qui sont handicapées motrices. « Il était impossible de les amener au contact de la nature, d’où l’intérêt du Segway, justifie Benoit Stroeymeyt, son directeur. On a lancé ce programme en 2009 mais il n’avait pas abouti, puis on l’a relancé en 2017. » La recherche a débouché sur l’E-rool, la Maison de la Nature en acquis six… juste au moment où l’épidémie de coronavirus a arrêté toutes les sorties et activités. C’est donc cet été seulement que les premières sorties nature en Segway adapté ont débuté, et cela vaut d’en suivre une !
On est en effet au plus près de ce qui se passe en forêt grâce à un animateur : les larves étranges qui peuplent un ruisseau, les crottes violettes de martres habituellement carnivores mais qui se nourrissent de mures en cette période de l’année, les noisettes encastrées dans l’écorce d’arbres par des sitelles torchepots qui les percent du bec une fois le fruit sec bien bloqué. C’est à une découverte de la vie des animaux en forêt qu’invite cette sortie en E-rool, en franchissant aisément les racines affleurantes, roulant sur la terre, les pierres et cailloux, les branchages, en gravissant le coteau jusqu’au Gros chêne : cinq-cents ans probablement que cet arbre remarquable vit d’innombrables événements qui ont marqué sa prestance mais menacent aujourd’hui sa stabilité. Pour une observation, il suffit de ne plus bouger sur l’engin qui garde l’équilibre, et de se concentrer sur ce que l’on voit. Sur les chemins cahoteux, on peut se tenir à l’une des poignées du siège tout en manoeuvrant le guidon de l’autre main. Spécificité du E-rool sur les fauteuils tous-terrains motorisés, il est moins large et plus compact, permettant de passer partout et notamment entre des arbres rapprochés.
L’invention de copains désemparés.
Le Segway E-rool a été créé par trois Alsaciens concernés qui ne pouvaient utiliser les gyropodes adaptés disponibles sur le marché, ils ne peuvent supporter que des utilisateurs pesant moins de 90 kilos. « On avait vu le Genny au salon Rehacare de Düsseldorf (Allemagne) mais vu notre corpulence, ils ont refusé qu’on l’essaye ! explique l’un des créateurs, Arnaud Niederst. On était frustrés, alors on a bricolé nous mêmes. Les premiers E-rool n’étaient pas aussi beaux qu’aujourd’hui. Un industriel nous a suivis pour découper des pièces au laser, pour que ce soit esthétique, et qu’il y ait peu de risques de panne. » Depuis, il ont créé l’association Paramove pour assurer fabrication et commercialisation.
Mais qu’est-ce qu’un gyropode Segway ? Un engin de déplacement personnel à deux roues parallèles fixées de part et d’autre d’une plateforme et qui s’auto-équilibre en permanence au moyen d’un système électronique gyroscopique pour rester à la verticale. En se penchant vers l’avant, l’utilisateur fait avancer l’appareil, en s’inclinant vers l’arrière il le freine, et pour tourner il fait porter plus de poids à droite ou à gauche là encore en se penchant. Le pilotage est aisé et assez rapide à acquérir. Si la marque Segway créée en 2000 a rapidement proposé aux USA un modèle à pilotage assis, il a été abandonné en 2005 et il a fallu attendre six ans pour qu’apparaisse le Genny, au prix nettement plus élevé : de 10.000€ annoncés le 13 juillet 2011, il est passé à plus de 19.000€ actuellement. Et le Nino à électronique chinoise commercialisé moins de 7.000€ en 2015 approche les 8.500€ actuellement, uniquement pour un usage urbain sur sols durs et stabilisés.
C’est là que le E-rool de Paramove fait la différence : il est réalisé à la demande, sur mesure, adapté à ce que veut l’acheteur, et est équipé au choix de roues standard, intermédiaires tout chemin, gros pneus basse pression pour le tout terrain. « Il faut que la personne vienne chez nous, on ne pousse pas à la vente, poursuit Arnaud Niederst. On le réalise en fonction de ses capacités évaluées sur un modèle de démonstration, on voit comment elle gère la machine. J’ai le souvenir d’un homme qui ne parlait pas, en revenant de sa ballade il avait le sourire ! » Paramove n’adapte que des gyropodes de la marque Segway, neufs ou d’occasion, sur lesquels sont fixés un kit démontable d’adaptation assise. « On ne touche pas à son électronique, on adapte notre kit dessus, béquille comprise, ajoute Arnaud Niederst. On peut le transformer en Segway normal en une quinzaine de minutes. On est assis sur la machine, avec un guidon modifié, les capteurs d’origine sont remplacés par une platine qui indique à l’engin qu’une personne est assise, l’information est transmise mécaniquement. Le mouvement s’effectue en inclinant le corps en avant ou en arrière, et le guidon amovible vers la droite ou la gauche. » Paramove a déjà réalisé des kits pour des paraplégiques hauts et tétraplégiques incomplets, avec des accoudoirs ou cale-tronc plus élevés. Et même un guidon court, pour s’installer à une table comme les autres, ainsi qu’une prolongation latérale pour qu’un accompagnant manoeuvre l’engin. En fonction du travail, l’E-rool coûte tout de même entre 13.000 et 15.000€, avec visserie inox, peinture laquée, fabrication sur mesure.
Le transfert sur l’engin est facilité par le guidon amovible, évitant une contorsion des jambes et des pieds, et une béquille mécanique avant et arrière avec coupe-circuit : lorsqu’elles sont déployées, l’électronique est coupée et l’appareil est immobile. Bien évidemment, le transfert doit être effectué sur un sol plat et stable. On relève les béquilles par une manette, et l’E-rool s’équilibre ou avance en fonction de la position du corps du passager. Le pilotage est semblable au gyropode debout, l’inclinaison du corps, sauf que les commandes sont différenciées : avant-arrière en penchant le tronc, droite-gauche en inclinant le guidon, c’est tout simple. Côté statut, l’E-roll « reste considéré comme un véhicule tout chemin de loisirs, précise Arnaud Niederst. On conseille de l’assurer comme un Segway standard, on n’a pas d’agrément spécifique, c’est la même machine. On l’a présenté au Cerah [organisme qui agrée les fauteuils roulants et assimilés NDLR], ils étaient scotchés, on a manoeuvré sur leur pente réglable ! Mais on n’a pas poursuivi pour inscrire l’E-rool sur la LPPR. » Cette Liste des Produits et Prestations Remboursables en aurait fait une aide technique partiellement remboursable par la Sécurité Sociale mais des Maisons Départementales des Personnes Handicapées ont accepté d’en financer l’achat au titre de la Prestation de Compensation du Handicap pour charge exceptionnelle. La liberté d’accès aux grands espaces naturels est à ce prix…
Laurent Lejard, septembre 2020.