Nous avons tenté l’expérience, moi tétraparésique quinquagénaire et un ami « bipède » sexagénaire, pour mener l’enquête à bord d’une longue croisière sur un navire de l’une des compagnies les plus connues. Nous avons donc embarqué à Savone (Italie) sur le Costa Atlantica à destination de Dubaï via le canal de Suez, la Jordanie, l’Egypte et le sultanat d’Oman.
Transfert sans accessibilité.
Résidant à Antibes (Alpes Maritimes), nous avons choisi de prendre le bus affrété par Costa depuis l’aéroport de Nice. Cette prestation, comprise dans le prix de la croisière, est également disponible depuis la gare SNCF. Que l’on arrive à Nice en train ou en avion, on a donc la possibilité d’un transfert au port d’embarquement après environ deux heures de route. Toutefois, aucun bus ne dispose d’accès « fauteuil roulant » et les Personnes à Mobilité Réduite ayant choisi ce moyen de transfert sont immédiatement « mises au parfum » : tous les autocars d’excursions et de sortie des ports seront d’un modèle standard, l’aide d’une tierce-personne est indispensable pour accéder aux sièges et le fauteuil roulant est placé dans la soute à bagages, avec la collaboration du conducteur et du personnel.
La gare maritime de Savone (Italie) est un bâtiment disposant de rampes d’accès, ascenseur large et toilettes adaptées. Un guichet spécial nous permet de réduire au minimum les formalités d’embarquement et, en quelques minutes, nous voici guidés vers la passerelle puis notre cabine. Les valises arriveront quelques minutes plus tard. Le bateau ne dispose que de 4 cabines PMR: mon handicap me permettant de me mouvoir avec l’aide d’orthèses et de cannes, je n’ai aucune raison d’accaparer des commodités indispensables à ceux qui voyagent avec leur fauteuil roulant. Le livret d’accueil est imprimé. Mis à part les numéros sur la porte des cabines et les boutons des ascenseurs, aucune trace de Braille : seul le téléphone a son point en relief sur la touche 5.
Chaque navire a son décor et sa personnalité : sur l’Atlantica, on se trouve face à un cocktail de références au cinéma italien, à l’antiquité gréco-romaine et aux peintres de la Renaissance italienne. Avec une dose raisonnable de dorures et des meubles aux styles variés et parfois sobres, la dose de kitch nous paraît ici supportable !
La vie à bord.
Vers 17h a lieu l’indispensable exercice d’évacuation du navire, dûment annoncé en italien, anglais, allemand, français et espagnol, langues qui vont bercer notre voyage. Les ascenseurs, interdits en cas de réelle urgence, sont tolérés pour ceux qui expliquent leur difficulté à les utiliser pour un simple exercice.
Le personnel nous repère et nous évite de longues marches en nous regroupant de manière assez rationnelle à proximité des accès : les valides auront à constituer des files plus longues plus loin. Les consignes sont répétées dans les haut-parleurs et, même si elles sont annoncées par des personnes qui ont une autre langue maternelle, on parvient à comprendre que les voyageurs handicapés seront les derniers à embarquer sur les chaloupes de sauvetage…
Une fois cet exercice terminé, une réunion d’information générale est offerte, pour chacune des langues, dans un lieu différent. On circule partout sans difficulté, fauteuils roulants et déambulateurs ont un accès aisé à chacun des lieux de rassemblement. D’ailleurs, le seul vraiment « obligatoire » est celui du dîner à une heure choisie entre deux possibilités : 18h30 ou 21h. C’est en fonction de l’heure du repas que l’on ira au théâtre, à 19h45 ou à 20h30. Lors de la réservation, on a pu choisir le nombre de personnes de la table du dîner (de 2 à 8) et c’est donc le moment de faire connaissance avec les compagnons de voyage avec qui l’on partagera chaque soir ses expériences du jour et ses projets du lendemain.
Après un spectacle de variétés internationales et quelques premiers échanges autour d’un excellent repas (cinq plats avec pour chacun un minimum de trois possibilités), il est temps de rejoindre la cabine où nous attend le « Today », feuille de format A3 où sont présentées toutes les activités du lendemain, de l’itinéraire du navire aux horaires des séances de gym en passant par les points de rassemblement pour ceux qui ont réservé des excursions.
Comment profiter des
excursions à terre ?
À chaque escale, les passagers désirant débarquer peuvent se débrouiller pour visiter les environs ou choisir parmi les excursions organisées par la compagnie. Une liste imprimée est disponible et un bureau gère des inscriptions qu’il est également possible d’effectuer depuis des bornes totem situées aux ponts principaux, ou depuis son propre écran de télévision interactive sans sortir de sa cabine.
Chaque excursion est décrite et accompagnée d’icônes résumant son niveau de difficulté et les prestations comprises, une icône a pour légende « Conseillée aux handicapés: excursion conseillée aux vacanciers ayant des difficultés à marcher » avec ces informations: « La plupart de nos opérateurs sur site demandent des fauteuils roulants pliables. Il peut arriver que les fauteuils roulants ne puissent trouver place à bord des cars. Nous vous prions donc d’informer le responsable du Bureau des excursions au plus tôt, juste après l’embarquement, afin que nous puissions trouver la solution la plus adaptée avant le début de l’excursion. »
Même si la formulation est prudente, force est de constater que sur les soixante neuf excursions proposées dans ce périple, aucune n’est « Conseillée aux handicapés » !
La gare maritime de Naples (Italie) est un édifice mussolinien situé à proximité de la ville, et une fois descendu du bateau et du bâtiment (large ascenseur), le visiteur peut choisir de prendre les transports publics ou un véhicule adapté qu’il aurait réservé par avance. C’est la seule escale de ce type sur tout le parcours !
Pompéi gardera pour nous une grande partie de ses mystères : un violent orage interrompt une visite par ailleurs assez sportive. Les divers dallages d’époque romaine ainsi que les plots antiques qui permettaient la traversée des piétons en cas de pluie et le passage des attelages rendent ce site d’un accès très difficile aux « fauteuils ».
S’occuper pendant la navigation.
De retour sur le navire, nous nous préparons à une longue traversée de la Méditerranée. Les récents affrontements à Gaza (Palestine) avec des tirs de missiles sur Jérusalem et Tel Aviv ont entraîné une modification du circuit et l’escale à Haïfa (Israël) a été remplacée par un arrêt à Aqaba (Jordanie). La géopolitique a souvent des conséquences sur les itinéraires des paquebots, quand ce ne sont pas les crises intérieures : ainsi, depuis deux ans, les excursions en Grèce sont programmées en mode « grève générale » ou « situation normale » !
Deux jours sont à peine suffisants pour découvrir les multiples espaces du navire: bars, salons, bibliothèque, spa, sauna, espace de soins, casino, boutiques et piscines, discothèque, tout est directement accessible, sauf la chapelle qui a son élévateur de fauteuil roulant, à réserver auprès de… Don Camillo (sic), prêtre de la paroisse Stella Maris de l’Atlantica ! Notons qu’au même niveau se trouve une salle de jeux électroniques variés dont on doit pouvoir profiter… après la messe ?
Au théâtre, des places sont réservées au bout des premières rangées, près de la scène : un spectateur en fauteuil roulant peut venir s’y placer et assister au spectacle en compagnie d’une personne qui prend place sur la banquette. Si l’on est à deux en fauteuil, on trouvera de meilleures places au balcon.
En cabine, diverses chaînes donnent en boucle des informations sur les procédures d’évacuation en cas d’urgence : en anglais, italien, allemand et français, l’ensemble des opérations est doublé dans les différentes langues des signes nationales. Ce sont des films qui ont été tournés à bord du bateau avec le personnel, et les lieux sont donc ceux qu’il faudrait prendre pour repères en cas d’urgence : cela semble plus fiable qu’un film général sur un navire type.
Des paysages magnifiques mais une excursion à la dure.
Trois jours après notre escale napolitaine, nous nous réveillons dans un paysage unique : nous voici dans les Lacs Amers qui marquent l’étape centrale de la traversée du canal de Suez. Depuis les ponts supérieurs, le spectacle est grandiose : l’Egypte est là, à deux pas du rivage on aperçoit les parcelles de terres cultivées récemment gagnées sur un désert qui partout montre sa force. Sur les digues, de jeunes militaires égyptiens agitent leurs bras en souriant : deux mondes se saluent à distance et avec chaleur mais, dans notre palace flottant, qui soupçonne le désarroi de ces jeunes qui ne rêvent que d’évasion ? L’Egypte a le sens du décor, et comme les trajets des bus touristiques ne traversent que des zones « acceptables » pour un oeil occidental, la traversée de la ville de Suez permet, depuis le canal, d’apercevoir des zones d’urbanisation douce et verdoyante et la mosquée invite même, sur un panneau, à se connecter au Prophète ! Quand on connaît le revers de la médaille, l’insalubrité et la surpopulation de Suez, on se dit que le tableau a été habilement fabriqué pour ceux qui utilisent ce canal, deuxième source de devises du pays…
Durant la nuit, nous contournons la péninsule du Sinaï et nous voici dans le port d’Aqaba, seul débouché maritime du royaume hachémite de Jordanie, État indépendant créé en 1946. Ceux qui ne partent pas en excursion devront prendre la navette gratuite… et obligatoire pour atteindre la sortie du port. Nous avons choisi d’aller à Petra en tour organisé. Le bus est élevé (trois hautes marches pour accéder aux sièges) mais confortable, et le guide loquace : les deux heures de trajet passent vite. A l’arrivée, le choix est clair : soit une visite guidée à pied de cinq kilomètres aller-retour avec 250 mètres de dénivelé, soit un trajet en « charrette » pour 30€ avec des explications au point final de la visite, le Trésor. Juste avant l’entrée du site, une halte est possible dans une élégante cafétéria où une rampe d’accès et des toilettes « handicapés » permettent à chacun de se préparer à un vrai choc esthétique.
Nous avons tous vu des images de Petra et de son tombeau majeur, le Trésor. Vivre sa découverte, son apparition entre les roches escarpées est un moment unique. Après une étape où piétons et passagers des calèches se retrouvent pour admirer le raffinement stylistique et architectural du lieu, le chemin continue vers un théâtre, de forme assez banale s’il n’avait été taillé dans la roche et non édifié avec des pierres empilées. Dans ses environs, un haut-lieu du surréalisme PMR : dans la superbe roche de Pétra aux veines multicolores, au bout de ces trois kilomètres de sentier peu carrossables, au sommet d’une plate-forme de cinq hautes marches de béton on a, entre des toilettes hommes et des toilettes femmes, installé de superbes WC pour handicapés moteurs. Aussi esthétiques et fonctionnels que parfaitement inaccessibles, on se demande s’ils ont été construits pour justifier le label du site Patrimoine mondial Unesco…
Des experts à bord !
Après une brève balade à Safaga (Egypte), de retour vers le bateau, nous sommes dépassés par un singulier convoi : un couple en fauteuil roulant, chacun tracté par un petit moteur électrique SwissTrac piloté comme une tondeuse à gazon. Ils ont un énorme succès auprès des motards et automobilistes locaux qui s’arrêtent souvent pour échanger avec eux. Mais oui, ils sont sur le bateau ! Je dois absolument les rencontrer : ils auront plus et mieux à dire que moi sur les PMR en croisière ! On m’informe par ailleurs que le service de presse parisien de Costa m’indiquera prochainement un interlocuteur. Ce détour par les instances centrales et ce petit délai laissent penser que nous touchons un sujet sérieux…
Une dame d’une infinie courtoisie me propose donc de rencontrer l’officier chargé de gérer les questions relatives aux évacuations et aux personnes handicapées. Il existe à bord de chaque bateau une « équipe Tango » chargée de gérer tout ce qui concerne la sécurité des passagers handicapés. Il est très important d’annoncer son handicap au moment de l’inscription de façon à planifier certaines procédures : ainsi, les personnes ne pouvant pas entendre le bruit des sirènes d’alarme auront dans leur cabine une lanterne destinée à les avertir en cas de danger. En cas d’évacuation d’urgence, deux membres du personnel sont désignés à l’avance pour prendre en charge le transfert de chaque PMR vers son lieu de rassemblement : elle est portée avec les bras et son fauteuil est amené avec elle. Comme indiqué lors de l’exercice, les voyageurs handicapés seraient les derniers à être évacués; on m’explique que la formule « les femmes et les enfants d’abord » appartient au passé. Ce sont les éléments perturbateurs qui mettent en jeu l’organisation de l’évacuation qui seraient écartés les premiers.
Pour mes interlocuteurs, du fait de notre vécu de la perte d’autonomie et notre relation avec divers auxiliaires de vie, nous serions les personnes les plus aptes à gérer nos émotions en cas de danger, à faire confiance à d’autres pour assurer notre survie, à ne pas entraver des manoeuvres d’une complexité redoublée par un sentiment de panique qui devrait nous être plus facile à contrôler.
Toutes ces bonnes raisons font donc que nous serions encadrés de personnes de confiance, veillant sur nous pendant que les valides quitteraient le navire… Ensuite, nous serions regroupés en quantités plus faibles et en fonction de nos différents handicaps sur des chaloupes que les secours pourraient facilement identifier et traiter en fonction des besoins spécifiques de leurs occupants.
Mais la force d’un navire de croisière réside surtout dans le nombre et le dévouement du personnel de bord. Si aucun n’a, hélas, reçu de formation spécifique sur le handicap, ces hommes et femmes issus en majorité d’Asie du sud-est ont une disponibilité souriante terriblement efficace et souvent organisée : ainsi y a-t-il toujours trois hommes à chaque passerelle pour aider qui en a besoin à embarquer ou débarquer. La gestion des fauteuils roulants est rationnelle : ils sont réservés à une utilisation à bord et ceux qui en ont besoin à l’extérieur doivent voyager avec leur matériel personnel. Le vrai problème est celui des excursions, comme nous le découvrirons quelques jours plus tard avec acuité…
L’adaptation d’une excursion doit se négocier.
Dans les eaux de Djibouti embarquent quelques militaires italiens et leurs instruments de travail : malgré la taille du bateau, la navigation au large des côtes somaliennes comporte toujours une part de risque. Salalah est la première étape au sultanat d’Oman, un pays où la manne pétrolière est gérée avec une certaine modestie par un monarque éclairé, chef religieux et civil. La préservation et la mise en valeur du milieu naturel est l’axe de la politique touristique du pays.
Après un autre jour de navigation, nous atteignons Mascate, capitale du sultanat. Nous prenons un taxi pour visiter l’impressionnante mosquée du Sultan Qaboos, où de douces rampes permettent aux fidèles comme aux visiteurs de se déplacer dans un espace impressionnant.
De retour sur le bateau, je rencontre André et Verena, les deux « fusées roulantes »: ils sont tristes car, depuis le départ, ils n’ont débarqué qu’en Egypte. Ailleurs, les navettes portuaires ne sont pas adaptées, elles deviennent donc un obstacle incontournable pour eux. Lorsqu’ils s’adressent au service clientèle, on les renvoie au bureau des excursions et réciproquement. Puisqu’il y a à bord une personne dont j’ai pu tester la réceptivité à propos du handicap, je leur propose de nous rencontrer tous les quatre afin de trouver une solution.
Le problème majeur est le contrat d’exclusivité qui lie Costa à chacun de ses correspondants locaux : le seul recours offert est un véhicule aménagé de l’agence locale avec un chauffeur et un guide, ce qui aboutit à une facture d’environ 500€ par excursion!
Notre interlocutrice accepte de téléphoner à l’agence de taxi des Emirats dont André a trouvé les numéros sur internet avant de partir : voici le genre de préparation absolument capitale, un contact avec un transport local adapté.
À l’arrivée à Abu Dhabi, le taxi commandé est là. André et Verena peuvent enfin débarquer et faire un tour dans cette ville où les règles sont la démesure : toujours plus haut, plus grand, plus cher. La mosquée du Sheikh Zayed n’échappe pas à ces principes et l’on reste muet devant les fastes déployés. Deux véhicules aménagés sont même garés devant l’entrée principale ; reste à découvrir comment on peut les utiliser…
Dubaï sera notre dernière étape, démesure et exhibitionnisme de richesse et de luxe. Le panorama depuis la tour Khalifa, édifice le plus haut du monde avec 828m, est sidérant : à nos pieds le Dubaï Mall, le plus grand du monde avec à l’intérieur le plus grand aquarium du monde paraît minuscule. Les yeux se perdent vers le désert, qui il y a moins de cinquante ans était le seul et unique maître des lieux. Dubaï, l’émirat sans pétrole a misé sur l’exceptionnel pour assurer sa prospérité : tout est clinquant, gigantesque et si l’on est épaté par tant de technicité, un bref séjour de deux jours nous suffit, pas de charme ici, tout est fabriqué.
L’aéroport d’où nous nous envolons pour la France est dans la même veine. En passant devant des vitrines du duty-free shop proposant des lingots d’or, nous songeons aux rayons de soleil sur Pétra, aux blagues de nos amis Égyptiens, aux sourires des jardiniers pakistanais de Salalah et à la joie d’André et Verena quand ils ont réussi à descendre du bateau !
Ce type de croisière est assez unique. Il s’agit pour la compagnie d’acheminer sans perdre d’argent un navire depuis son lieu de rotation estivale vers son lieu de rotation hivernale. Les croisières les plus courantes partent et reviennent au même port. Les préparatifs d’excursions sont plus aisés et les ports d’Europe du nord ont souvent des moyens de transports adaptés à proximité. Pour les autres destinations on ne peut que regretter que des sociétés ayant la puissance commerciale de Costa ou MSC ne négocient pas avec leurs correspondants locaux des contrats imposant la présence d’un véhicule adapté pour chaque visite où le fauteuil roulant permet de profiter du déplacement. Les paquebots actuels, accessibles et confortables, chaleureux et fonctionnels ne courraient pas le risque de devenir de somptueuses cages flottantes…
Gérard Coudougnan, janvier 2013.