Jusqu’à fin septembre, l’histoire des sports paralympiques et de ceux qui les ont conçus et organisés est honorée au Panthéon, temple républicain célébrant à Paris les Grands Hommes (et Femmes, même si elles y sont nettement moins nombreuses).
Présentée sous la grande coupole près du pendule de Foucault, cette mini-exposition présente peu d’objets et documents historiques, faute de conservation durant le premier cinquantenaire de leur existence, à une époque où les handisports étaient encore embryonnaires et presque confidentiels. Aujourd’hui, c’est dans un lieu prestigieux qu’ils sont exposés, en l’absence notable des quatre ministres concernées qui ne se sont pas déplacées pour l’inauguration du 10 juin dernier. Les deux commissaires de cette exposition, les universitaires Anne Marcellini et Sylvain Ferez, et leur conseiller scientifique, Pierre-Olaf Schut, présentent cette réalisation.
Question : Comment peut-on apprécier la création du mouvement sportif paralympique et son évolution ?
Sylvain Ferez : Il y a deux grands axes de transformation dans l’évolution. Le premier est un axe de sportivisation, on passe d’une logique de rééducation et de réhabilitation dans l’univers médical pour aller vers un mouvement sportif. Le deuxième, qui est essentiel, c’est la diversification des publics de déficiences ; le mouvement de départ, centré sur les blessés médullaires, va accueillir progressivement des publics différents. Ils sont de plus en plus nombreux, la logique devient plus sportive et de montrer les capacités des gens.
Pierre-Olaf Schut : On a décliné cette dynamique sur quatre périodes différentes. La première est celle des pionniers, de 1948 à 1960, dans laquelle l’activité est organisée par des mutilés de guerre qui ont souvent des blessures médullaires et sont en fauteuil roulant. Ils s’engagent dans des activités, à la fois à l’hôpital où ils sont soignés, et progressivement ils vont commencer à revendiquer une dynamique dans un espace social, et en 1960 rejoindre Rome pour organiser ces activités sur le même lieu que les Jeux Olympiques de cette année-là. Il y a cette volonté à partir de 1960 de se rapprocher de cette logique compétitive qui va fédérer progressivement différents groupes de personnes handicapées qui ne sont plus seulement les anciens blessés de guerre. A partir de 1989, il y a une vraie transformation avec la création du Comité International Paralympique (IPC) où tous ces groupes constituent un ensemble cohérent qui se rapproche de l’institution sportive. Les épreuves se multiplient, le système de classification s’enrichit et structure le mouvement pour les années 90.
Anne Marcellini : On a été attentif à mettre en évidence la diversité des athlètes, qui augmente au fil du temps, et en particulier d’essayer de déborder l’iconographie classique articulée sur l’image du sportif en fauteuil roulant. On insiste sur la diversité, la présence d’athlètes amputés, déficients visuels, les personnes de petite taille, les déficients intellectuels, tous les groupes sportifs qui se sont agrégés à ce mouvement qui passe des blessés de guerre à une représentation de l’ensemble des personnes qui rencontrent des situations de handicap. C’est ce qui les fait se rejoindre, parce que les environnements ne leur étaient pas directement accessibles.
Question : Comment cette pratique sportive qui évolue vers un mouvement handisportif s’inscrit-elle dans l’évolution de la condition sociale et de la vie en société des personnes handicapées marquées par des protestations aux États-Unis, en France, en Israël ?
Sylvain Ferez : Ce mouvement handisportif n’est pas militant au sens de la participation à un mouvement de revendications politiques et pour les droits, mais s’inscrit totalement dans les transformations qu’on connaît depuis les années 1950 en France avec la première loi [du 23 novembre 1957] sur les travailleurs handicapés qui introduit la notion de handicap comme désavantage social dans l’accès à l’emploi. A la suite, la loi du 30 juin 1975 étend la problématique au-delà du monde du travail, au monde de l’éducation, dans une loi-cadre qui s’est prolongée en 2005 [loi du 11 février]. C’est une autre forme de militantisme produit par l’épreuve du réel et les images qu’il construit, plutôt que par des discours militants, même si je pense que tous les acteurs de ce mouvement étaient pris dans leur époque et ont suivi les évolutions. On est davantage dans un mouvement qui a une résonance de transformation culturelle, son grand succès est d’avoir permis la transformation du monde sportif. C’est par la Fédération handisport que les CREPS ont été rendus accessibles, ses dirigeants ont agi et transformé un univers de pratiques.
Anne Marcellini : On sait que dans les systèmes de représentation, la question du handicap a souvent été associée à des images de passivité, et cette association entre sport et handicaps crée, dès le début, des conflits de représentation. Des personnes s’exposent, qu’on dirait handicapées alors qu’elles ne sont pas du tout passives. Au contraire, elles sont extrêmement actives, engagées, performantes, et cette articulation produit des effets sociaux très larges. Elle dissocie des stéréotypes préalables pour mettre en place des associations nouvelles entre le fait d’avoir une déficience et d’être performant.
Pierre-Olaf Schut : Dans la dynamique historique du mouvement, au début il y a une revendication d’un accès à une pratique de loisir qui est normalement accessible à tous. C’est pour cela que que les premiers pratiquants qui sont en fauteuil roulant vont accéder au tir à l’arc, au basket-ball. Ensuite le mouvement participe à la création de nouvelles activités, de nouveaux sports, de parasports qui sont spécifiques et leur permettent de changer la focale, dans lesquels les capacités de réussite sont liées aux capacités des personnes à performer dans cet environnement. On peut imaginer qu’une course en fauteuil roulant sera toujours moins rapide que celle d’un athlète valide, et penser aux activités comme le cécifoot où un footballeur valide confirmé serait incapable de performer sans un entraînement spécifique. On change les représentations à travers des activités qui obligent à penser des situations au lieu des personnes et permet de valoriser le slogan « autrement capables ».
Question : Depuis les 75 années qui ont suivi les Jeux de Stoke-Mandeville, on constate actuellement une professionnalisation assez généralisée et une forte médiatisation. Comment appréciez-vous l’évolution du mouvement paralympique qui commence à exclure des participants et catégories dont les performances s’accommodent mal avec le spectacle à l’écran et dans un stade ?
Anne Marcellini : On pourrait dire que ce sont les effets d’un sport qui devient spectacle. Sylvain expliquait comment dans les débuts de ce mouvement les sportifs étaient très attentifs à ce que leur pratique ne soit pas présentée comme un spectacle, au sens de spectacle de foire parce que c’était leur inquiétude. Aujourd’hui c’est le spectacle de la fierté de l’exposition de sa performance et de sa singularité. Le système de sport spectacle entretient un rapport négatif, pas à la diversité, mais à l’absence d’innovation permanente et d’extraordinaire. Forcément, il y a un jeu pour les institutions qui oblige en fait à des organisations différentes à partir du moment où elles veulent entrer dans la médiatisation du sport spectacle.
Pierre-Olaf Schut : C’est un jeu qui a ses avantages et ses inconvénients. Les Jeux Paralympiques, notamment depuis Londres [2012] ont connu une médiatisation sans précédent. Cette médiatisation est un puissant vecteur de communication sur les idées, les conceptions qui accompagnent le mouvement paralympique. Elle a ce bon côté, en ce sens qu’elle permet la transformation de normes et de valeurs à une très grande échelle et d’éviter une forme d’entre-soi. Le mauvais côté, c’est que les organisateurs de ces événements sont obligés de répondre aux injonctions des médias qui vont s’intéresser à ce qui est le plus facile à montrer à l’image. Certains types de handicaps et d’incapacités font de moins belles images et vont subir cette pression, avec des inconvénients en termes de visibilité.
Sylvain Ferez : La médiatisation produit des contraintes et avatars à prendre en compte. Les avantages, on le voit dans la dernière vitrine de l’exposition, ce sont des jouets, des peluches, des bandes dessinées qui représentent le handicap en mouvement et sportif. C’est un formidable vecteur de diffusion de la différence corporelle dans les pratiques sportives. Ça a des effets insoupçonnés sur la manière dont on éduque nos enfants qui jouent avec et ne sont plus normés sur le petit garçon idéal qui a deux jambes, deux bras, qui est blond et les yeux bleus : vous voyez ce que je veux dire… On a fait des progrès extraordinaires de diversité grâce à la médiatisation. En même temps, la médiatisation produit des effets normatifs. L’intérêt de cette exposition est justement de remettre en contexte historique et en discussion permanente l’idée que « le spectacle de la diversité peut être aussi un simulacre de la diversité », et l’ouvrage doit être sans arrêt remis sur le métier. Il faut inventer de nouvelles épreuves, la différence se pense et se produit à chaque instant et la mise à l’écart de la norme peut être générée par les discours qui prônent la diversité, sans la produire totalement. On connaît les avatars du monde de la médiatisation, il faut en tirer le meilleur et produire une intelligence et une distance collectives par rapport à cette machine à formaliser que peut être le discours médiatique, et le discours sur le sport en particulier.
Propos recueillis par Laurent Lejard, juin 2024.
Histoires paralympiques. De l’intégration sportive à l’inclusion sociale (1948-2024), au Panthéon jusqu’au 29 septembre 2024 (place du Panthéon à Paris 5e). Entrée gratuite pour les personnes handicapées et un accompagnateur. Les visiteurs déficients visuels disposent d’une audiodescription des sections de l’exposition, et les Sourds de vidéos en Langues des Signes Française et Internationale ; écoute et visionnage sur smartphone ou tablette en scannant les QR codes, ou par anticipation sur ces liens : audiodescription et LSF. Quelques objets sont à toucher, tel le matériel de boccia. Un livret en Facile A Lire et Comprendre (FALC) est offert à l’accueil. Accès fauteuil roulant et PMR par rampe en zig-zag à droite de l’escalier du perron (sol en voie de dégradation) ; par contre, la crypte des tombeaux des Grands Hommes demeure inaccessible, et pour longtemps encore, la seule personnalité handicapée y demeurant étant Louis Braille…