Colin-Maillard est né d’une rencontre. Une rencontre entre le passé et le présent. C’est en 1749, que Diderot se lance dans l’écriture de cette lettre sur les aveugles qui devait le conduire le 24 juillet au château de Vincennes pour 6 mois. Au- delà de la cécité physique, il est surtout question de la cécité intellectuelle. 40 ans plus tard, nous irons à la Bastille, les têtes tomberont. Pas les idées reçues pour autant. Sinon, comment expliquer qu’en 1999, Colin- Maillard ait trouvé encore toute sa raison d’être ? Dans un article paru dans le magazine Louis Braille de 1949, M. Pierre Henri enseignant à l’Institut National des Jeunes Aveugles, soulignait l’apport considérable de Diderot et de sa lettre aux problèmes des « infirmes des yeux ».
Bien avant la naissance du créateur de l’écriture pour déficients visuels, le philosophe ne cite- t-il pas des expériences, des démarches inimaginables pour l’époque et même aujourd’hui ? Quels que soient les cas cités, il se fait témoin des silencieux, des anonymes, de tous ceux dont l’existence est, pour les leurs autant que pour eux- mêmes, une épreuve. Il parle d’eux à ceux qui n’en veulent rien savoir, ne voulant ni voir, ni entendre. Cela ne vous dit- il rien ? Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient… Lettre sur les sourds à l’usage de ceux qui entendent…
Il y a encore une autre raison. La religion. Son pouvoir est immense. Et ce discours sur l’aptitude des « infirmes » à réussir si on leur en donne les moyens, si on fait confiance à leur sens d’adaptation, dérange ses convictions. Qu’en serait- il du châtiment ? De l’idée grandement répandue selon laquelle ils sont là pour nos fautes ! Pourquoi ? Parce que qui dit sens évoque le plaisir. Par ailleurs, n’oublions pas que le frère de Diderot est homme d’Église. Ils n’ont jamais été en bons termes.
En ce siècle des lumières, les esprits s’ouvrent, se confrontent, s’opposent. Contestent ! Au premier chef : refusent de croire en ce que personne n’a jamais vu ! Voilà l’Église mise à mal. Oser douter de l’existence de celui dont la force est l’invisibilité ! Voilà que les idées circulent, qu’un vent nouveau vient dépoussiérer toutes ces vieilles et désormais obsolètes conceptions de l’être humain. Les désirs et les plaisirs ne sont pas des tentations de quelque hypothétique Diable mais des invitations aux voyages. Même en leur Église, certains luttent pour que soient considérés les « infirmes ». Souvenez- vous de ce passage dans le film « Ridicule » de Patrice Leconte, où un abbé présente à l’assistance mi- amusée mi- effrayée des sourds et muets. Les sens sont en éveil. Et voilà que pointe la terrible question : Que serions- nous dans un monde d’aveugles ? Dans un monde où notre richesse sensorielle serait inutile ? Où ne voyant rien nous serions amenés à développer nos autres sens pour compenser ? Le chien qui n’a que trois pattes court- il moins vite ? Non ! Autrement !
Qu’en est-il de la révolution française, sinon que des hommes considérés comme étant moins que des chiens, revendiquèrent leur droit à l’égalité ? Est- ce à dire qu’il faudra qu’un jour les déficients sensoriels fassent une révolution à leur tour ? Sans doute. Même en leur sein, bien des choses sont à revoir, à améliorer. Comment pourrait- il en être autrement quand tant a été fait quelque peu dans la clandestinité ?
La grande oeuvre de Diderot entreprise avec D’Alembert n’avait pas d’autre ambition que de faire circuler les informations, de parler des anonymes, de leur savoir, de leurs métiers, de leur nécessité au grand système ! Diderot, dans sa volonté de transmettre la connaissance auprès du plus grand nombre, parle du plus petit nombre pour le plus grand nombre. Il parle d’addition, d’apport, de partage, d’échange. Il nous met en garde contre le danger de la pensée unique, des certitudes, des convictions tant politiques que religieuses. Il tente d’alerter son monde ! Non seulement, celui-ci n’y verra aucun message mais restera sourd aux grondements de la foule.
La lettre sur les aveugles connut un supplément plus de 20 ans après. Et quand j’eus la chance de la lire, je dois l’avouer, je me suis senti moins seul. Je ne la connaissais pas, n’en avais jamais entendu parler. Et voilà que sous mes yeux, je lisais les mots que je cherchais pour exprimer ma démarche. Voilà 8 ans que je tentais de proposer un théâtre différent, fatalement différent. Et enfin, je trouvais un combat qui m’était familier. Voilà un homme qui avant tous les autres avait eu le sentiment que l’on pouvait faire autrement. Et moi, grâce à lui, j’ai pris une bouffée d’audace, de sagesse et de persévérance.
Quant on sait qu’après avoir été arrêté, il cessa d’éditer ses écrits, convaincu que le temps lui rendrait son honneur, comment ne pas être impressionné d’une telle prescience, d’une telle détermination, si forte conviction en son destin ? Il en allait peut- être aussi d’une pointe d’orgueil. Sans doute est- ce l’arme de ceux qui continuellement passent leur temps en rebuffades… La meilleure des armes pour y survivre est à n’en point douter, de se donner un destin, une dignité, et une volonté sans appel ! Il me l’a révélé. Comme quoi, c’est souvent dans les autres que se trouvent les réponses à nos propres interrogations…
Pascal Parsat, juin 2001.