La vie au Togo n’est pas rose pour les personnes déficientes visuelles rencontrées lors de cette enquête. Parmi elles, Koffi Apollinaire Mensagan, « 100% non-voyant » dit-il avec humour, président fondateur de l’Association des Handicapés Visuels pour la Contribution au Développement (AHVCD) à Lomé. Enfant, il voyait. Mais il eut très tôt la variole qui, négligée par ses parents, l’a totalement privé de vue. Sa vie a basculé, il est devenu entièrement dépendant de ses parents. A cet âge, deux ans, cela paraît normal, mais au fil des années, cette normalité est devenue possessive et s’est dégradée car ses parents ne le croyaient capable de rien et le privaient de sorties. « Pour mon père, confie Koffi Apollinaire, une personne handicapée visuelle doit toujours rester à la maison et ne rien faire, elle ne peut être d’une grande utilité. » Alors qu’il croit que les handicapés visuels peuvent contribuer pour beaucoup au développement du pays. C’est la raison pour laquelle il a créé son association, afin de prouver au monde qu’être handicapé visuel n’est pas une fin en soi.
« Ce n’est pas une fatalité », renchérit Bouraima Asmanou, enseignant malvoyant chargé du suivi des non-voyants de l’Université de Lomé, doctorant en sociologie de l’éducation dans sa deuxième année de thèse. C’est aussi l’avis de Maxime Kodjotsè, musicien percussionniste, chanteur malvoyant et premier vice-président de l’AHVCD : « La ferme conviction des personnes déficientes visuelles d’être utile à la société semble pour le moment très utopique car c’est avec peine si elles arrivent à survivre. » La mendicité est pour beaucoup l’unique voie de survie puisque les besoins et préoccupations sont grands mais les moyens d’action limités. Ceci s’explique par la pauvreté et la misère qui sont le lot de la plupart des Togolais.
Ironie du sort, les personnes déficientes visuelles sont majoritairement issues de familles très modestes. C’est ce qu’on lit dans le dépliant intitulé « Une marche vers la lumière » réalisé par l’Association Togolaise des Aveugles (ATA) : « Depuis longtemps, les handicapés visuels du Togo demeuraient toujours dans la misère, la mendicité. » Et cette situation ne leur permet pas de s’offrir de l’eau potable, au point qu’ils se contentent trop souvent, malgré eux, des eaux polluées de la rivière. L’usage de ces eaux polluées est aussi une cause essentielle du handicap visuel. C’est ce que confirme Bouraima Asmanou, qui dit devoir son handicap à l’usage de ces eaux.
Les besoins et préoccupations semblent donc s’appeler simplement « argent ». Maxime Kodjotsè confie qu’à l’hôpital « sans aucun sou sur soi, l’on est sûr de voir son état de santé s’aggraver car les agents de santé ne s’occupent de vous que lorsque vous avez beaucoup ou assez d’argent. » De quoi vous anéantir. Ces agents de santé sont d’une cupidité proverbiale et les personnes déficientes visuelles sont tout naturellement victimes d’un système médical qui n’épargne personne sauf les nantis.
En attendant, cette « marche vers la lumière » est parsemée de zones d’ombre. Et il faut trouver le salut dans les études, comme le conseille Bouraima, ou dans une activité génératrice de revenus, pour ne pas finir sur le trottoir à mendier. Les études, oui ! Pourtant les parents de déficients visuels n’ont pas toujours l’ouverture d’esprit de les mettre à l’école et voir cela, non comme un sacrifice mais comme un investissement à long terme.
Ainsi, malgré son désir ardent d’aller à l’école, Maxime Kodjotsè n’a-t-il pas pu finir ses études. C’est le même manque d’argent qui a entraîné l’arrêt des études de Komlan Théophile Amékudji, malvoyant pianiste et tradithérapeute. Mais Maxime ajoute, avec tristesse et rage, que c’est parce que les parents ne trouvaient pas utile qu’il fasse de longues études : « Les études ne m’étaient pourtant pas difficiles ; je n’ai jamais échoué jusqu’à l’obtention de mon Certificat d’Etude du Premier Degré ! » C’est dire combien le besoin en instruction est grand. C’est même une soif qui jusqu’alors n’est pas étanchée. Pour preuve, il n’y a qu’une dizaine d’étudiants déficients visuels dans les deux universités de Lomé et de Kara, qui sont pris en charge par l’ATA. Et c’est difficilement que ces étudiants s’en sortent. « Ils sont contraints de s’intégrer au système éducatif alors que c’est le système qui devrait plutôt s’adapter à leur condition », explique Bouraima Asmanou. Sur le campus, les amphithéâtres sont pêle-mêle et s’y rendre est un vrai casse-tête. Sans leurs amis ou camarades d’amphi qui sont leurs yeux, ils se perdraient facilement. Et pour ne rien arranger, « leurs machines braille coûtent cher et ne bénéficient pas de subvention de l’État, poursuit Bouraima. Les étudiants doivent se débrouiller pour les acheter. »
Considération et avenir.
La société n’a pas foi dans les personnes déficientes visuelles. Bouraima Asmanou l’affirme en rappelant que l’entourage de ses parents était contre le fait qu’ils aient décidé de l’envoyer à l’école car, disaient-ils, « les non-voyants ne peuvent pas travailler; ils ne sont bon à rien. » Koffi Mensagan Apollinaire se souvient que son père avait honte de le présenter à ses amis, surtout européens : « Mon père voyait d’un mauvais oeil, enfant et adolescent, toutes mes sorties pour tisser des relations et construire mon avenir. » Pour sa part, Maxime confie qu’il a des frères à qui on permet, s’ils le veulent, de poursuivre des études. Il l’a voulu pourtant, lui ! Mais on ne le lui a pas permis. Il explique également que cela fait que les filles ne s’intéressent pas à lui : « Elles sont pleines de préjugés sur nous. Je suis pourtant soigné et propre ! »
Sensibilier pour changer les mentalités s’avère plus que jamais nécessaire. C’est ce que ne cesse de faire Apollinaire, président de l’AHVCD, qui constate qu’au fil d’années d’âpres combats, il a aujourd’hui plus de facilités de contacter les médias pour se faire entendre et plaider la cause des personnes déficientes visuelles. Et il poursuit ces sensibilisations au-delà des frontières, comme en Allemagne, en France et en Belgique où il réside avec sa femme. Bouraima en fait également son cheval de bataille, cela lui a permis de sillonner toute l’Afrique de l’ouest francophone : « Etudiant, je militais très activement dans des associations comme l’Unesco, la Croix Rouge, les Scouts, l’Association internationale d’étudiants leaders en sciences économiques. »
L’exemple de Bouraima prouve, si besoin était, que les personnes déficientes visuelles sont capables de grandes prouesses : il est le premier déficient visuel à avoir obtenu sa maîtrise au Togo. Aujourd’hui, il est l’une des trente personnes handicapées embauchées par l’État, travaille sur le campus de Lomé et est payé au même salaire à diplôme égal que ses collègues. Cependant, il fait des heures supplémentaires bénévolement pour suivre les étudiants handicapés visuels en dehors des heures de cours. Cela ne le gène guère car, dit-il en souriant, « C’est un sacerdoce. »
Apollinaire assure, quant à lui, avoir appris en trois mois seulement le cannage de chaises au centre de formation Kékélinéva (qui signifie « Que la lumière vienne » en langue ewe !) de Togoville. Un exploit dans ce domaine artisanal qui demande beaucoup de temps pour maîtriser la technique.
Pour joindre les deux bouts, Komlan Théophile Amékudji se promène dans les rues, hôpitaux et marchés pour vendre des médicaments qu’il fabrique lui-même avec de la vaseline et des herbes. Il a appris ce travail de pharmacie chez un maître guérisseur. Il est aussi pianiste à l’AHVCD. Cette association se limite à l’orchestre qu’elle a créé, car elle n’a pas les moyens de développer d’autres projets.
Son siège se résume à deux salles : un bureau où trône un ordinateur non adapté offert par la Fédération Togolaise des Associations de Personnes Handicapées, et un autre où sont stockés les instruments de musique. Cet orchestre, appelé « Happy Brothers », fait la joie des Togolais car les musiciens excellent dans l’interprétation de morceaux populaires nationaux et internationaux. Ils composent aussi leurs propres chansons, en ewé (une langue nationale togolaise) et en français, et ont réalisé deux albums grâce à leurs efforts et à l’aide du prêtre italien non-voyant Fabio Gilli. Ces albums traitent du vécu quotidien et appellent à tenir ferme, à louer l’Eternel. Les musiciens de Happy Brothers ont pu réaliser quatre clips (dont on peut visionner les titres Kafu Na Mawu et Gamesu na o sur YouTube) et sont sollicités un peu partout à Lomé. Comme dit Apollinaire : « Etre toujours préoccupé fait vieillir ! »
Abdoul Rafiou Lassissi, mars 2012.