Spectacle étrange, en ce matin de mai, dans le manège du centre équestre départemental UCPA de La Courneuve, en Seine-Saint-Denis : des chevaux longent les parois, tenus à la bride par leurs cavaliers aux yeux aveuglés par des lunettes anti-vue. Le but, marcher avec le cheval, à son rythme, l’accompagner tout en étant guidé par lui, apprendre comment l’arrêter. Puis les cavaliers montent, voyants, malvoyants et aveugles mêlés, tous aux ordres de Christian Paulevé, conseiller technique auprès de l’Association Rouchy des Aveugles à Cheval (ARAC). Il propose une pédagogie d’apprentissage de l’animal et de son comportement, en le conduisant à faire le déplacement que l’on souhaite. Un enseignement à la voix uniquement, avec un peu de tactile. L’objectif est d’être autonome très vite avec son cheval-guide qui gère l’espace, ce qui recentre le cheval dans le couple. « Un cheval se révèle, explique Christian Paulevé. Il nous dit où il peut aller. C’est une navigation libre, pour aller au rythme du cheval. » Pour ses cours, Christian Paulevé utilise des chevaux d’école qu’il ne connait pas, dans des manèges inconnus : une découverte pour tous…
…Et notamment pour Sophie, jeune malvoyante qui réside en région parisienne et pratique cette activité depuis près de six ans. « J’ai commencé par un stage avec Christian Paulevé. J’apprécie sa méthode, différente de celle de la plupart des centres équestres, je trouve que je progresse beaucoup lors de ses stages. On a l’occasion de faire du travail à pied, ce que je fais peu lorsque je monte habituellement en semaine. » Les différences qu’elle constate portent sur l’explication, le détail, l’approche, la connaissance du cheval et de ses réactions : « Le fait d’être très à l’écoute du cheval, de former un couple avec lui, je trouve cette notion intéressante à mettre en pratique. Je suis malvoyante alors peut-être que je triche, je suis obligée de mettre des lunettes anti-vue pour être vraiment dans l’attitude d’une non-voyante pour suivre les conseils, être à l’écoute du cheval, m’organiser pour que le cheval puisse s’organiser lui-même. » Sophie pratique pour son plaisir, randonne, fait du saut d’obstacles, des balades entre amis, du dressage.
Anthony, malvoyant presque aveugle, pratique depuis une dizaine d’années. Avant de rencontrer Christian Paulevé il y a sept ans, il allait dans des clubs classiques. « Ce n’est pas ce que je recherchais parce qu’ils ne faisaient pas attention au handicap, ils nous mettaient derrière d’autres chevaux, je n’apprenais pas grand chose. Avec Christian, c’est une autre méthode, on est en autonomie, on fait couple avec notre cheval et on peut progresser, apprendre des techniques, des positions, faire toutes les disciplines que ce soit du horse-ball, du dressage, du saut d’obstacles, on n’a pas de limites. Dans ce cours adapté, on est en autonomie, seul avec notre cheval, Christian nous amène des techniques pour faire vraiment du sport équestre. Alors que dans d’autres cours, on monte à cheval, on se balade, c’est plus un loisir. » Comme des tours de manège. « Avec le cheval, reprend Anthony, je retrouve ma liberté, mon autonomie, je n’ai besoin de demander à personne, je vais là où j’ai envie et où le cheval me donne son accord. C’est le cheval qui va donner son dernier mot et nous dire ‘là on peut y aller’, même dans un parcours d’obstacles, j’en fais en compétition : on propose au cheval d’aller sauter, et c’est lui qui nous emmène faire le saut, en fait. C’est un travail sur le couple, la confiance entre le cheval et nous. »
Voyante, Joanna expérimente aujourd’hui cette équitation à l’aveugle en portant des lunettes opaques : « J’ai été particulièrement impressionnée par les sensations à la marche. Je ne pensais pas que marcher à côté d’un cheval en étant privée de ma vue me procurerait autant de sensations et que ça me forcerait à être autant à l’éveil des mouvements, et ne serait-ce qu’à la chaleur du cheval ! C’était déjà un super premier contact. Quant à la montée, c’est difficile mais très intéressant parce que l’approche est très particulière. Une fois privée de la vue, on est obligé d’être très à l’écoute du cheval et c’est lui notre guide, ce n’est plus nous. » Conquise par cette approche et fascinée par les sensations qu’elle a découvertes, Joanna pense renouveler l’expérience. Elle pratique à l’occasion, notamment sur le cheval de sa soeur dressé en méthode douce (Pat Parelli) qu’elle monte simplement en licol. « Pour comparer, je trouve que cette équitation adaptée va dans la même optique que la méthode douce, l’écoute de l’animal en tant que partenaire, et là il y a beau y avoir un mors, au final on est totalement dépendant de lui. C’est vraiment génial, on est obligé de faire confiance au cheval et d’être gentil avec lui. »
L’Homme serait-il la plus noble conquête du cheval ?
Laurent Lejard, mai 2016.