Question : Vous avez une carrière particulièrement longue, comment êtes-vous devenu musicien?
Jean-Pierre Leguay : J’ai une cinquantaine d’années de carrière. Je suis venu à la musique un peu par hasard. Je vivais dans une famille peu intéressée par la musique. C’est dans une école spécialisée, en Alsace près de Strasbourg, que j’ai appris le piano puis rencontré l’organiste du village. C’est lui qui m’a fait commencer l’orgue, à l’âge de 13 ans. Je suis né aveugle à Dijon en 1939, j’y suis revenu depuis 1989 pour enseigner au Conservatoire de musique. Dans mes jeunes années, on avait la possibilité de se mettre le pied à l’étrier avec la musique. Au début, c’était une découverte. J’ai toujours été impressionné par mon premier professeur, sérieux, d’une grande probité. Il enseignait le piano, était organiste et compositeur, il écrivait des motets et de la musique religieuse dans un style ancien, de bonne facture. Etre en présence d’un homme qui connaissait ainsi la musique m’a vraiment impressionné et a été initiatique.
Question : C’est ce qui vous a permis de devenir un organiste de renommée internationale ?
Jean-Pierre Leguay : Je suis venu à Paris où j’ai travaillé avec des maitres de stature internationale. Je suis instrumentiste, compositeur et enseignant. Quand on est instrumentiste, cela débouche sur l’activité de concertiste mais c’est l’enseignement qui assure la subsistance. Mon rêve a toujours été d’enseigner dans un Conservatoire, avec des élèves motivés puisqu’ils viennent de leur plein gré. Le fait d’enseigner oblige à clarifier son travail. J’ai enseigné à Limoges et Dijon.
Question : Et permis de devenir titulaire de grandes orgues ?
Jean-Pierre Leguay : Les choses ne sont pas liées, ce n’est pas la même administration. J’ai étudié l’orgue auprès d’André Marchal, Gaston Litaize, Olivier Messiaen. C’est André Marchal qui m’a fait débuter l’improvisation. On peut la résumer comme une composition instantanée, en démarrant sur une brève proposition musicale qui vient de soi ou de l’extérieur. Sur un itinéraire qui dépend de la durée fixée, sur une forme de sonate, de fugue, ou libre. Dès que vous mettez en route le processus d’improvisation, il importe de donner une colonne vertébrale, une structure, ce qui peut faire que tout cela tienne ensemble. A la différence que lorsque l’on compose, on dispose d’un temps plus long, on efface, on recommence, etc.
Question : Vous poursuivez et enseignez cette pratique ?
Jean-Pierre Leguay : Je l’ai fait en tant qu’organiste, pianiste et en groupe. Dans les conservatoires, j’ai introduit la pratique d’improvisation. Ce n’est plus une seule personne qui est responsable du stockage de la musique jouée, mais un groupe. C’est une école extrêmement exigeante et féconde pour les élèves.
Question : Comment, en étant aveugle, apprivoise-t-on un instrument aussi complexe qu’un grand orgue?
Jean-Pierre Leguay : Quand j’ai commencé l’orgue, il y avait un petit et un grand orgue. On apprenait les gestes nécessaires pour les maitriser, et au fil de mon travail, j’ai rencontré des instruments de plus en plus grands, différents, importants. On doit oublier un instrument pour en utiliser un autre.
Question : Mais comment faites-vous ?
Jean-Pierre Leguay : Je me fais envoyer le plan de la console avant un concert. Il faut s’adapter très vite, en s’encombrant la mémoire. Je conserve de grands souvenirs de concerts liés à la qualité d’un instrument, et au public particulièrement nombreux. Mes souvenirs, ce sont des rencontres de compositeurs, de musiciens, d’artistes. Je pense à un instrument à Riga, et à un autre dont la tuyauterie est en bambou, près de Manille. Il ne faut pas se faire abuser par la taille de l’instrument. Un des grands intérêts, c’est que ce n’est jamais deux fois pareil, les orgues sont tous différents. Un instrument est conçu en fonction d’un lieu, de la place dont on dispose, pour telle ou telle littérature. C’est un grand attrait, une grande complication, qu’il faut résoudre.
Question : Vous êtes toujours titulaire de grandes orgues ?
Jean-Pierre Leguay : Je poursuis mes activités, sauf le service liturgique à Notre-Dame de Paris. Je continue les concerts et la composition, j’enseigne sporadiquement, surtout lors de stages d’été.
Question : Justement, comment percevez-vous la régression de l’enseignement musical dans les écoles spécialisées pour jeunes aveugles ?
Jean-Pierre Leguay : Si on ne leur offre plus la possibilité d’accéder à cet enseignement, c’est peut-être dommage. On se prive peut-être de vocations. Ça a marché, et bien. Mais depuis, les écoles de musique se sont structurées et il faut un sacré niveau ! Alors que des aveugles vivaient de l’enseignement de la musique, avec leur niveau qui était ce qu’il était. Mais on a estimé que dans les écoles pour aveugles il fallait multiplier les métiers, du coup la musique a été bazardée dans la plupart des établissements, et on ne donne plus l’opportunité aux élèves de l’apprendre.
Question : Quels sont vos projets ?
Jean-Pierre Leguay : J’arrive du Portugal, pour une création. Je prépare un concert à Monaco, un autre à Radio France sur leur nouvel orgue, le 22 mai 2017.
Propos recueillis par Laurent Lejard, décembre 2016.