« On ne voit bien qu’avec le coeur », tel est le titre du récit que publie Maria Doyle chez Plon. Avec l’aide de Lorraine de Plunkett, elle raconte son enfance dans une famille pauvre d’une petite ville irlandaise, Dundalk, voisine de la frontière d’Irlande du Nord alors tiraillée par le conflit entre nationalistes républicains et unionistes royalistes. Née hors mariage, Maria a vécu ses premiers mois dans une maison de travail forcé pour « filles perdues » des Magdalene Sisters, des religieuses qui pratiquaient le trafic d’enfants sur fond de sévices infligés à leurs pensionnaires. La mère de Maria lui a donné dès l’enfance le goût de chanter, et sa voix a fait le reste, constituant un outil d’émancipation pour une enfant devenue aveugle à 9 ans. Jusqu’à la conduire à la finale du concours Eurovision de la chanson en 1985 sous le nom de Maria Christian. Chrétienne par la foi catholique qui imprégnait sa famille et, depuis son mariage en Lorraine avec Emmanuel Cuche, adepte de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours; elle commente son étonnant parcours.

Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à raconter votre parcours de vie dans un livre ?

Maria Doyle : En 2017 j’ai participé à l’événement TEDx à Strasbourg où j’ai raconté mon histoire devant 600 personnes. A la fin, j’ai eu une standing ovation ! La présentatrice, Valérie Expert, était très émue et a envoyé mon texte à Thierry Billard, directeur éditorial chez Plon. Elle m’a dit « je ne te promets rien, cela fait vingt ans que je lui envoie des histoires de vie très émouvantes et je n’ai jamais eu de réponse ». Quelques semaines après, elle m’a demandé de venir à Paris pour rencontrer Thierry Billard, et après deux heures d’entretien où je l’ai fait rire et pleurer, il m’a dit « écoute Maria, on va faire un livre ». C’était au-delà de tout ce que je pouvais espérer, vous savez depuis ma tendre enfance j’essaie d’aller le plus loin possible. Avoir mon livre publié par Plon, l’une des meilleures maisons d’édition en France c’était pour moi un vrai miracle !

Question : 
Quel était votre état d’esprit quand vous avez commencé la rédaction en compagnie de Lorraine de Plunkett ?

Maria Doyle : 
Pendant plusieurs mois, je lui ai raconté ce qui est dans le livre, elle est devenue ma main pour écrire, je ne peux pas lire ni écrire. J’ai vidé toutes les cases de mon cerveau, tout est là-haut. Tous ces détails, toutes ces images que j’avais dans ma tête, c’était facile de les raconter. Et Lorraine m’a dit « Maria, il faudrait cinq tomes pour décrire tout ce que tu as vécu ! » Ce livre, ce sont les grandes lignes.

Question : Dans ce récit, on plonge dans une Irlande éloignée des clichés, un pays très vert où on chante et on danse, on boit de la bière, c’est joyeux, il y a des moutons…

Maria Doyle : 
L’Irlande, malgré sa pauvreté, depuis des générations les Irlandais sont très positifs. Avec rien, on va te faire quelque chose. Tu vas chez quelqu’un, il a un oeuf dans le frigo, il va arriver à te faire un repas extraordinaire ! On dit qu’on est des « fighting Irish » [« Irlandais combattants » NDLR]. En France aussi, quand c’était la guerre ici en Lorraine, qu’il n’y avait pas à manger, les grands-parents d’Emmanuel mon mari ont vécu des choses très difficiles. C’est là que les Français étaient comme les Irlandais, ils s’entraidaient, parlaient ensemble, tout le monde connaissait son voisin. On a perdu un peu ça, peut-être à cause de la richesse, on a plein de choses, on ne connaît pas notre voisin, les enfants ont de nombreux jouets et d’ailleurs ils ne savent pas quoi faire avec !

Question : 
Justement, dans votre récit, on parle d’entraide, de solidarité entre gens pauvres et d’un monde ouvrier qui vivait entre misère et pauvreté, et aussi de foi, cette foi qui vous a été transmise et que vous avez toujours…

Maria Doyle : 
En Irlande, quand tu n’as rien, cette foi te donne une force. Quand tout va mal et que je fais la prière, depuis toute petite, ça me donne une lumière, ça me guide, ça m’aide, ça me donne cette force nécessaire comme un tonique, des vitamines qui m’aident si j’ai faim, si je suis fatiguée, si j’en peux plus. La prière me remplit d’une énergie que je ne trouve nulle part ailleurs. Et même si j’ai envie de baisser les bras, je dis « Hop, ah ben non, je ne peux pas ». Cela me donne la force d’aller jusqu’au bout. C’est grâce à ma mère, à cette tradition catholique en Irlande, on est nés dedans et on meurt dedans.

Question : 
Mais pourtant, cette tradition catholique est portée par des prêtres et des religieux qui ne sont pas forcément très charitables…

Maria Doyle : 
Oui, on le découvre dans mon livre. Mais ce sont des hommes et des femmes, ce sont des humains qui ne sont pas parfaits. Maman m’a toujours dit « Maria, on ne sait pas s’ils sont vraiment là parce qu’ils veulent être religieux. » Est-ce qu’ils ne sont pas heureux ? On ne sait pas ce qu’ils sont. On peut ne pas les juger, parce que si on vit bien notre foi, on a foi en Dieu, pas dans ces hommes et ces femmes. Si on reste sur les actes que font les hommes, soit on se dit « ça va me détruire », soit on dit « ça va m’aider à grandir et être plus fort dans ma foi. » C’est comme ça que je suis.

Question : 
Vous auriez pu faire votre vie aux États-Unis si vous aviez fait les bonnes rencontres à l’époque où vous aviez du succès dans la chanson. En fait, vous avez fait votre vie en France en rencontrant un missionnaire mormon. Quelles différences avez-vous trouvé entre votre vie en Irlande puis en France ?

Maria Doyle : 
Comme j’avais déjà vécu en Amérique, j’ai toujours eu cette impression d’être un pigeon voyageur et de vouloir revenir au nid. Mon père m’a toujours dit « Si tu étais restée en Amérique, tu serais devenue quelqu’un de très connu ». Mais j’étais très proche de mon père, de ma mère, quitter l’Irlande a été la chose la plus difficile de ma vie. J’ai quitté ma famille, mes amis, mes repères, tout ce que j’avais au plus profond de moi pour commencer une toute nouvelle vie en France. Cela faisait peu de temps que j’avais suivi mon mari dans sa foi, je ne connaissais personne dans un tout petit village, avec la barrière de la langue. Je ne pouvais pas apprendre à lire, à écrire, je me suis demandé comment j’allais faire. J’étais déjà enceinte de mon premier enfant, c’était le noir complet. J’étais aveugle, et je me suis demandé comment j’allais y arriver. Finalement, j’ai trouvé. J’ai passé autant de temps en France qu’en Irlande, c’est mon foyer, c’est mon pays. La Lorraine où j’habite, c’est ma région. J’adore ma famille, j’ai tous mes sept enfants ici, je suis maintenant aussi Française que vous… et je suis aussi Irlandaise. Je trouve assez extraordinaire que d’un petit village perdu au milieu de nulle part j’aie réussi à monter à Paris et que mon livre soit publié partout en France. Si ce n’est pas un miracle…!

Question : 
Au quotidien, comment faites-vous ? Vous n’avez pas appris le braille, comment lisez-vous et écrivez-vous ?

Maria Doyle : 
En effet, comme je me suis enfuie rapidement d’une institution pour aveugles, je n’ai pas appris le braille. Mais en même temps je ne voulais pas l’apprendre, ça peut choquer les personnes qui sont aveugles. J’étais née voyante et, dans ma tête, je voulais rester voyante. Je vois encore les lettres, les mots, je peux encore les épeler. J’écoute énormément, et mon cerveau apprend très vite. J’écoute la radio, les émissions télévisées, tout ce que je peux entendre et apprendre. Mais je ne peux pas lire ni écrire, et ça me manque énormément.

Question : On vous lit des livres, ou vous utilisez du matériel ? Ça se passe comment, c’est l’entraide et la solidarité qui vous donnent accès à la lecture ?

Maria Doyle : 
En fait, je n’ai pas trop le temps. J’ai essayé les livres sonores ou sur Internet, mais parce que je suis occupée avec les cinq enfants qui sont encore à la maison, je bouge beaucoup, je n’arrête pas avec le linge, la cuisine, les activités des enfants. Et quand j’essaie de m’asseoir cinq minutes pour écouter quelque chose, vite fait mon esprit s’évade, il va ailleurs, et deux minutes après je me dis « Mince, j’ai perdu le fil de l’histoire » ! Je préfère, comme depuis toute petite, un bon témoignage à la télé, des films, et j’imagine les scènes. Si j’imagine les images dans ma tête, là je peux vraiment apprendre.

Question : 
La chanson vous a accompagnée au long de votre vie, par votre mère qui vous en a donné le goût. Vous continuez encore, en famille avec vos enfants musiciens, mais vous chantez aussi pour les autres ?

Maria Doyle : 
Ça peut arriver, mais pas professionnellement. C’est mon rêve ultime. Maman me disait que je chantais avant de parler. Quand j’ai perdu la vue, c’est ma voix qui m’a ouvert toutes ces portes, qui m’a emmenée en Amérique, qui m’a poussée toute ma vie à aller le plus haut possible, sur la scène, à montrer que j’étais forte et que je n’avais pas peur. Si je ne peux pas chanter, ma vie ne vaudrait plus rien. Alors je chante tous les jours, quand je travaille, que je repasse, ça fait partie de moi.


Propos recueillis par Laurent Lejard, septembre 2018.


On ne voit bien qu’avec le coeur, par Maria Doyle avec la collaboration de Lorraine de Plunkett, éditions Plon. 17,90€, en librairies.

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