Question : Quel a été le parcours qui vous a conduit jusqu’à la présidence de la plus importante fédération mutualiste ?
Éric Chenut : J’ai fait des études de droit à Nancy dans les années 90, et j’ai découvert la mutualité par l’engagement associatif et syndical, je dirais presque par hasard à l’occasion d’une action de prévention Sida en milieu étudiant, en 1993. Ce mode d’action, très concret, m’a beaucoup intéressé et je me suis engagé dans la mutualité étudiante, pendant huit ans jusqu’à la fin de mes études et un peu au-delà, jusqu’à la création de La Mutuelle des Étudiants (LMDE) en 2000 suite aux difficultés de la MNEF [malversations et détournement d’argent au profit de ses dirigeants, emploi fictif de politiciens du Parti Socialiste, montage de filiales opaques et manipulations entraînant la démission de Dominique Strauss-Khan du ministère de l’économie et des finances NDLR]. Et puis, cet engagement, une fois qu’on a le virus, on le perd pas, et je l’ai poursuivi à la fois à l’échelle territoriale en Lorraine pour la Mutualité Française et à la Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale en 2003 où j’ai occupé différentes fonctions, nationale comme administrateur, départementale en tant que président. J’ai rejoint en 2011 le bureau national de la MGEN, suivant la gestion des établissements puis l’ensemble des questions de santé, sociales et de recherche. Ces quatre dernières années, j’étais en charge du modèle économique et des finances.
Question : Quand êtes-vous devenu aveugle ?
Éric Chenut : J’ai perdu la vue vers la fin des études de droit, j’étais amblyope avant. Je suis né aveugle avec un glaucome congénital bilatéral, j’ai vu à l’âge de 18 mois. J’ai perdu l’oeil gauche à l’âge de 5 ans et il me restait une vision de 1/10e à l’oeil droit après correction. C’est ce qui m’a permis de faire une scolarité en milieu ordinaire avec quelques petits aménagements aux examens. Mais je ne voyais pas le tableau, et pas très bien devant moi. J’ai quand même suivi les études que j’avais envie de faire. Étant né en 1973, mes chances de voir au-delà de 20 ans étaient faibles, j’ai vu jusqu’à 23 ans, c’est déjà pas mal.
Question : Vous êtes passé par l’école ordinaire bien avant le numérique, avec des livres et documents papier, des agrandissements, le système D on imagine, et l’aide des parents, des amis, d’enseignants volontaires, et d’autres moins…
Éric Chenut : Il y a eu tout ça. J’ai fait les trois années du CP au CM1 en classe spécialisée dans une école de plein-air proche de Nancy où il y avait une institutrice spécialisée qui nous apprenait le braille et d’autres choses, on avait du matériel adapté. Par contre, l’école a fermé en octobre 1982 à la suite d’un décret, on a réintégré les écoles de quartier.
Question : Cela a mis fin à votre apprentissage du braille, ou vous l’employez toujours ?
Éric Chenut : Je l’ai totalement perdu. Je n’avais pas la possibilité de le poursuivre au CM2 dans l’école où j’étais, puis au collège, il n’y avait aucun dispositif. J’ai réappris le braille à 23 ans quand j’ai perdu la vue.
Question : Et actuellement, vous évoluez dans quel environnement, le numérique ou le braille ?
Éric Chenut : Je suis plutôt dans le numérique. Comme je travaille exclusivement dans un milieu de voyants, j’ai trouvé que le braille n’est pas forcément simple, je n’étais pas très doué non plus, on ne va pas se raconter d’histoires. Je fonctionne avec Jaws, Voice Over, j’ai appris à taper au clavier sans voir.
Question : Vous évoquiez l’engagement associatif qui vous a conduit vers le mouvement mutualiste au moment où la MNEF connaissait une déconfiture et diverses affaires politico-financières. Ça devait être une période compliquée pour parvenir à créer une nouvelle mutuelle ?
Éric Chenut : C’était effectivement pas simple, mais on avait la conviction que le régime étudiant de Sécurité Sociale était vraiment la pierre angulaire de l’autonomie des étudiants, des jeunes. Avec les organisations étudiantes de l’époque, l’Unef, l’Unef-ID, la Fage, avec la Mutualité Française, la Matmut, la FMF, on s’est mis autour de la table en se disant qu’il fallait créer une nouvelle structure pour que les étudiants restent au coeur de la gestion du régime étudiant de la Sécurité Sociale et de leur capacité à s’émanciper. C’est comme ça que le projet de La Mutuelle des Étudiants a été construit, en s’appuyant sur les points forts de ce qui avait prévalu dans la mutualité étudiante jusque là, en s’épargnant les difficultés qui avaient pu être rencontrées.
Question : Au fil du temps, vous avez accédé à d’autres responsabilités qui vous ont conduit à devenir président de la Fédération Nationale de la Mutualité Française, qui est le plus important groupement national de mutuelles…
Éric Chenut : La Mutualité Française regroupe un peu plus de 500 groupements mutualistes en assurance santé, prévoyance, épargne retraite, dépendance. Aussi, ce qu’on appelle des offreurs de soins, c’est-à-dire des groupements qui gèrent des établissements de santé, du centre optique ou d’audiologie au cabinet dentaire, des centres de santé polyvalents, des cliniques, des EHPAD, des établissements pour personnes en situation de handicap, des crèches. Voilà, c’est 2.800 services sur tout le territoire qui sont gérés par la Mutualité Française et ses mutuelles. Et une grosse activité sur le champ de la prévention puisque c’est, pour nous, un élément structurant extrêmement fort d’investir de plus en plus sur la prévention primaire pour éviter la survenance de risques, et quand malheureusement des pathologies existent, sur la prévention secondaire, pour donner la capacité aux personnes de pouvoir gérer leurs pathologies et pouvoir retrouver la santé, faire en sorte qu’elle ne se dégrade pas en vivant le mieux et le plus longtemps possible.
Question : Quelles ont été les réactions au sein du mouvement mutualiste et des interlocuteurs institutionnels après l’élection à la présidence de la FNMF d’un dirigeant aveugle ?
Éric Chenut : Au sein du mouvement mutualiste, ça n’a pas été un sujet puisque je suis administrateur fédéral depuis 2014, les acteurs mutualistes me connaissaient. J’étais quelqu’un d’identifié, connu, il n’y avait pas d’interrogation ou d’inquiétude liée au handicap. Moi-même, dans ma lettre de candidature en juin 2021, j’avais abordé le sujet parce que ça me semblait en toute transparence nécessaire. Et notamment que ça aurait forcément un impact sur ma présidence, parce que la cécité suppose de travailler en équipe, un exercice collégial des responsabilités et d’assumer pleinement mes responsabilités sur les prises de décision. Je crois que ça correspondait à une attente aussi, et les contraintes personnelles et l’envie, le besoin d’un fonctionnement collectif, collégial réaffirmé coïncidaient plutôt bien. Vis-à-vis des pouvoirs publics, des administrations, des ministères que j’ai pu rencontrer, de l’Élysée ou de Matignon, je n’ai pas senti la moindre difficulté ni le fait que ça soit un sujet ou un objet.
Question : Votre situation vous rend probablement plus sensible à certains sujets telle l’évolution du remboursement des fauteuil roulants et aides à la mobilité dénommées Véhicules pour Personnes Handicapées dont le projet de décret met en ébullition le monde du handicap.
Éric Chenut : Je pense qu’il faut regarder les choses au-delà de la Liste des Produits et Prestations Remboursables et des VPH. La question, c’est comment on accompagne et structure la prise en charge des dépendances, au sens large. La 5e branche de Sécurité Sociale a été créée à l’été 2020, c’est une bonne chose. Un premier niveau de financement de 2 milliards d’euros a été alloué. Le rapport Libault de mars 2019 dit que pour faire face à la réalité des besoins il faudrait au moins 10 milliards, on voit le différentiel considérable. Cela supposera des arbitrages collectifs d’allocation de ressources pour répartir cet effort socialisé, mutualisé, quelle est la part qui revient à la 5e branche et celle des régimes complémentaires. Plus précisément sur les VPH, l’objectif de l’exécutif, c’est d’aboutir à une forme de 100% comme ça existe en optique, en audiologie et en dentaire. Pour que ça puisse se faire, ça suppose un véritable échange entre les acteurs et les opérateurs pour voir comment on parvient à converger et à solvabiliser, socialiser et mutualiser l’ensemble des coûts. Sinon, il y a un risque de course en avant, comme on l’a vu il y a quelques années avec l’installation des conférences des financeurs [pour la prévention de la perte d’autonomie des personnes âgées NDLR], alors que les mutuelles avaient augmenté leur niveau de prise en charge, le reste à charge des personnes et des familles n’a pas baissé parce qu’en même temps les équipementiers avaient augmenté la tarification. Pour qu’il y ait une vraie réduction du reste à charge, une négociation, un engagement de tous les acteurs et opérateurs est nécessaire, et un contrôle du respect des préconisations. Il faut également étudier comment réduire les délais d’instruction des dossiers. La mutualité a développé des solutions dans quelques départements, la technicothèque qui prête des matériels permettant d’éviter d’attendre plusieurs mois. En matière de VPH, il faut être exigeant et vigilant pour que des acquis ne soient pas remis en cause, par exemple pour les personnes qui peuvent bénéficier de plusieurs fauteuils roulants en fonction de l’usage personnel ou professionnel, au domicile ou à l’extérieur.
Question : Qu’espérez-vous des échéances électorales de ce printemps, entre présidentielles et législatives, alors qu’on est toujours en crise sanitaire mettant en évidence les carences du système de santé, que l’hôpital est à genoux et la médecine libérale incapable d’agir en période de crise épidémique ?
Éric Chenut : Je mettrai un bémol, notamment sur la médecine de ville : pendant une crise sanitaire, comment peut-on l’associer pour qu’elle puisse aussi intervenir ? Lors du premier confinement, on a eu un réflexe organisationnel hospitalier et c’est d’ailleurs une partie des difficultés que l’on a par rapport au système de santé qui est trop hospitalo-centré. Tout l’enjeu, si on veut réduire les déserts médicaux et les inégalités dans l’accès effectif aux soins, c’est de faire en sorte de davantage s’appuyer sur la médecine de ville, sur les équipes pluridisciplinaires avec les médecins et paramédicaux sur tout le territoire. Pour les personnes en situation de handicap, on fait une proposition autour d’une médecine plus inclusive. 17 ans après l’adoption de la loi du 11 février 2005, il y a encore de nombreux champs d’activité où la loi n’est pas effective, où le temps institutionnel est totalement décorrélé de la réalité du temps des personnes. Il y a un vrai enjeu social, sociétal, citoyen que de reposer la question de l’inclusion universelle sur l’ensemble des segments de nos vies, et là-dessus, aujourd’hui, dans les différents candidats à l’élection présidentielle il y a des engagements, des intentions, mais pas de plan d’action ; il y a besoin de choses plus concrètes, temporisées.
Laurent Lejard, avril 2022.