« Je suis miraud comme une chaufferette ! » Le ton est donné : Joël Paris est un skipper malvoyant qui gère son voilier avec 2/10e de vision à l’oeil gauche après correction, et un oeil droit aveugle. « Je suis autonome. Je veux montrer qu’avec un handicap on peut réaliser ses rêves. » Parce que sa passion depuis l’enfance, c’est naviguer. « La mer, j’y arrivais différemment, mais j’y arrivais. Ma vision de loin est suffisante pour manoeuvrer un bateau, même si je vois les « cailloux » plus tard que les autres. Je sors mon bateau seul parfois, et on file à 20km/h. Il faut anticiper, calculer, on peut le faire en performance. A bord, j’ai un grand écran sur bras mobile pour le rapprocher de moi, mais il y a peu de différences avec un bateau standard. Actuellement, j’essaie d’obtenir des penons électroniques [les penons sont des brins de laine fixés sur les voiles et qui servent visuellement à les régler NDLR]. Je n’utilise pas le système vocal Sara qui n’arrête pas de parler, d’autant qu’en course on est souvent au pilote automatique. Un aveugle barre à la fesse, à l’assiette. »
Si la voile l’a appelé dès l’enfance, ce n’est pas cette voie professionnelle qu’il a suivie : dans ses jeunes années, aucun skipper n’était handicapé physique ou déficient visuel. « Je voulais être magistrat, j’ai passé le concours, j’étais admissible aux trois épreuves. Mais je refusais de dire que j’étais handicapé, et je partais avec des points de retard. » Alors, c’est dans une banque qu’il a fait carrière à Paris, allant le week-end en Normandie faire de la voile. « Je n’ai pas eu la carrière que j’aurais voulu. J’ai travaillé devant un ordinateur pendant 15 ans. Quand je voulais évoluer la hiérarchie répondait par un oui mais. » En 1998, il s’est installé à Marseille parce que la mer lui manquait et qu’il voulait une vie sociale ; désormais à la retraite, il en profite pleinement.
Courir au large
Joël Paris conduit depuis 2015 l’action Rêve à perte de vue, pour casser les préjugés grâce à la course au large à la voile, en se confrontant aux professionnels. « Il n’y avait pas d’interdiction formelle, mais des préjugés. Damien Seguin a ouvert la porte. Comme d’autres avant moi, je veux montrer que c’est possible. » Il l’a prouvé en février 2020 dans un raid méditerranéen : « On a fait un temps de référence sur Marseille-Carthage, avec un équipage de 5, en 3 jours et demi. Avec Olivier Brisse, navigateur aveugle [qui le raconte dans cet article], Pierre Mignard, kiné malvoyant, et deux étudiants de l’école de la marine marchande, François Xavier Adloff et Marwane Latrèche. On est rentrés en France juste avant le premier confinement du Covid, le bateau est resté en Tunisie, je l’ai récupéré en octobre dernier. En septembre, j’ai acquis un monocoque classe 40 pour participer à la Route du Rhum, mais pendant le montage du projet, on est tombés sur un mytho et on a renoncé. »
Maintenant, il prépare la transatlantique Jacques Vabre qui partira le 29 octobre du Havre (Seine-Maritime) pour arriver à la Martinique. Pour cela, il doit participer au préalable à des courses de qualification : la 600 miles Paprec à partir du 24 mai, puis la Massilia Cup fin juin, et une 3e compétition encore à déterminer. « On sera à deux équipiers pour ces courses, même si le bateau est prévu pour être manipulé en solitaire. En 2024, j’ai l’idée de faire la transat CIC en solitaire et retour en équipage sur la Québec Saint-Malo. » Un programme chargé et coûteux.
Sensibiliser les enfants
Rêve à perte de vue n’est pas qu’un bateau, c’est aussi une éducation au handicap visuel. « La mer est un endroit génial où on ne peut pas tricher, et qui oblige à innover. Ce qui se passe sur un bateau est transférable à terre. Mon discours est de dire aux enfants et jeunes : « déclarez vous ! » Que les enfants acceptent le petit copain handicapé, qu’ils soient à l’école plus nombreux. » Cette « évangélisation », il la pratique dans les classes, et en recevant les « minots » sur son bateau. « J’ai passé un deal avec l’adjointe à l’Inclusion, pour expliquer le handicap, vivre ses rêves. Des élèves ont visité le bateau hier, ils sont montés dessus. Demain c’est l’autre école qui vient. Ils connaissent peu la mer, je leur apprends. Je leur raconte le projet, la vie dans un bateau de course. Le public donne du sens à mon projet. Sans partage, la course au large, ça ne sert à rien. Le but, c’est de raconter l’histoire d’un petit garçon auquel on disait que la mer n’était pas pour lui. » Cela à des enfants qui vivent dos à la mer : les Marseillais n’y vont guère que pour se baigner, et sortent peu de leur quartier dans une ville rude et pas facile à vivre. « Marseille est une ville de démerde ou il faut parvenir à s’imposer, conclut Joël Paris. Ce qui compte n’est pas ce que vous faites, mais ce que vous êtes. Et j’ai appris à hausser le ton ! »
Laurent Lejard, mai 2023.