Ils ont été plusieurs dizaines, les organistes issus de l’Institut National des Jeunes Aveugles (successeur de l’Institut royal fondé à Paris en 1844) qui ont fait une carrière de concertiste et de professeur : parmi eux, Paul Chareire (1820-1898), Louis Lebel (1831-1888), Albert Mahaut (1867-1943), Adolphe Marty (1865-1942), Louis Vierne (1870-1937 : le plus célèbre de tous), Albert Harnisch (1874-1935), Maurice Rottembourg (1875-1956), Augustin Barié (1883-1915), Paul Allix (1888-1960), André Louis Marchal (1894-1980 : pédagogue dont la salle de concert porte le nom), Jean Langlais (1907-1991), Gaston Litaize (1909-1991), Antoine Reboulot (1914-2002, qui fit carrière au Québec), Louis Thiry (1935-2019), Jean-Pierre Leguay (né en 1939). Et donc Dominique Levacque, professeur de musique et titulaire de l’orgue de l’église Saint-Symphorien de Versailles (Yvelines), le seul encore en activité, et peut-être le dernier d’une dynastie prestigieuse : quel autre établissement d’enseignement aurait engendré autant de musiciens de talent que l’INJA ? Pourtant la pratique musicale s’y étiole et le braille musical n’y est plus enseigné, condamnant à moyen terme un débouché professionnel artistique.
Question : Vous avez donné, le 9 juin dernier, un récital intitulé Tradition des organistes aveugles. Quelle est cette tradition ?
Dominique Levacque : Elle remonte relativement loin, aux origines de l’INJA c’est sûr, c’est à ce moment-là qu’une école d’orgue s’est développée. Il y a eu dans l’histoire des organistes aveugles, au 16e et 17e siècles, qui fonctionnaient autrement que par le braille, à l’oreille, ou qui dictaient leur musique. A partir du moment où le braille s’est développé au long du 19e siècle, et même avant puisqu’on y faisait déjà de la musique, les différentes directions de l’INJA ont souhaité ouvrir aux jeunes aveugles le métier d’organiste, et leur nombre a augmenté pour atteindre un pic dans la première moitié du 20e siècle, et avec un haut-niveau de qualification. Louis Vierne était titulaire de l’orgue de Notre-Dame de Paris, quelques-uns ont effectué des tournées aux États-Unis, et à leur suite Jean Langlais et Gaston Litaize ont fait une carrière internationale. Cette école d’orgue a été très importante en France jusqu’en 1968-69 quand Litaize et Langlais ont pris leur retraite de l’INJA. Jusque là, il y avait une importante tradition d’organistes, au 19e siècle beaucoup avaient leur tribune à Paris, et cela s’est développé également en province puisqu’on formait des musiciens qui pouvaient également accorder des pianos, donner des leçons particulières. Ça a permis à beaucoup de musiciens aveugles de pouvoir travailler.
Question : De quand date la création du grand orgue installé dans la salle de concert de l’INJA ?
Dominique Levacque : Il remonte à 1883. Il n’avait pas sa taille actuelle puisqu’il a doublé de volume suite à la grande restauration de 1961. Auparavant, dans l’actuelle salle André Marchal se trouvaient deux orgues dans deux tribunes se faisant face, deux petits instruments dont on ne sait pas ce qu’ils sont devenus… Vierne a joué sur le grand orgue, mais aussi César Franck puisqu’il l’a inauguré en interprétant le psaume 150 qu’il a écrit pour les élèves de l’Institut.
Question : Dans quelle mesure l’INJA a-t-il été une école d’orgue ? En tant que professeur, André Marchal enseignait aux jeunes aveugles, mais avait aussi des élèves voyants.
Dominique Levacque : Le grand début de l’école d’orgue date d’Adolphe Marty, qui a pris la classe d’orgue en 1888. Louis Vierne était élève de Marty, comme d’autres organistes tel André Marchal, le grand essor de la classe d’orgue remonte là. André Marchal avait aussi des élèves particuliers, je ne sais pas s’il les enseignait à l’INJA ou chez lui, il habitait à côté, au 22 rue Duroc. Beaucoup de gens de par le monde venaient le voir parce qu’en fait, grâce à lui et sa manière de redécouvrir le toucher dans la musique ancienne, il y avait une rivalité entre la classe du Conservatoire National Supérieur, tenue par Marcel Dupré, et André Marchal. C’étaient deux pôles qui se faisaient concurrence. Marchal a aussi donné des master classes aux États-Unis, même s’il parlait très peu anglais.
Question : L’une des particularités de l’Institut est de proposer l’enseignement de la musique à tous les élèves. Quelle est l’évolution de la présence de la musique : elle gagne du terrain ou elle régresse ?
Dominique Levacque : Je trouve qu’elle aurait tendance à en perdre, et en terme de niveau comme de qualité on y a perdu beaucoup. La musique a moins d’importance, et le choix des musiques aussi. La perte d’importance a débuté quand l’INJA a développé un enseignement général plus conséquent, après les années 68-69. Ensuite, la tendance à l’inclusion scolaire dans les établissements standard laisse moins de temps à consacrer à la musique. De plus, les élèves ont davantage de prise en charge médicale, leur emploi du temps est plus chargé. S’ajoute le phénomène des allers-retours entre enseignement ordinaire et spécialisé : on garde les élèves moins longtemps, on a beaucoup moins de temps pour les former à la musique.
Question : La formation musicale repose essentiellement sur les claviers, moins sur les instruments à corde ?
Dominique Levacque : Ça l’a été, n’en déplaise à mes collègues… Les claviers [orgue, piano, clavecin] ont permis aux musiciens aveugles de se promouvoir et d’avoir un débouché, c’est valable depuis 150 ans. On a essayé de leur faire jouer du saxophone, de la trompette, de la batterie, mais en pratiquant des instruments d’orchestre se pose très vite le problème du déchiffrage à vue qui se pose beaucoup moins avec les claviers puisqu’on apprend par coeur les morceaux. Je ne suis pas certain qu’un musicien aveugle puisse être réellement performant dans un orchestre. L’INJA a bien un orchestre de jazz, mais à la mesure de ce que peuvent faire les élèves. Et au niveau de l’orgue, il y a un autre aspect peu évoqué, l’improvisation : Langlais et Litaize improvisaient beaucoup, pour la liturgie et dans les concerts, ce qui leur permettait probablement de ne pas avoir à mémoriser quantité de nouveaux morceaux.
Question : Vous vous inscrivez dans cette tradition de professeur et d’interprète, ancien élève de l’INJA ?
Dominique Levacque : J’ai débuté ma scolarité à Nancy dans une école pour déficients visuels, puis à l’Institut, de la seconde jusqu’au bac. J’ai pu bénéficier d’une année à suivre des cours de musique dispensés par Georges Robert pour préparer l’entrée au CNSM de Paris, en classe de piano et d’histoire de la musique. Pendant quelques années j’ai cessé de jouer de l’orgue, et j’ai repris sur les conseils de la pédagogue Brigitte François-Sappey en étudiant avec Louis Thiry, lui-même organiste aveugle. J’ai débuté en paroisses, donné des concerts, et j’ai été nommé professeur à l’INJA en 2002. Je me suis astreint à apprendre chaque semaine cinq pièces différentes que je jouais pendant les messes, et j’ai développé un important répertoire.
Question : A l’heure actuelle vous seriez le seul organiste professionnel aveugle en activité ?
Dominique Levacque : Quasiment. Jean-Pierre Leguay [âgé de 85 ans] donne encore des concerts et est organiste émérite de Notre-Dame de Paris, en fait il n’exerce plus à part entière. En France, je peux dire que je suis pratiquement l’un des seuls, avec Olivier Leguay, fils de Jean-Pierre et qui est très malvoyant.
Question : Cette tradition des organistes aveugles pourrait disparaitre ?
Dominique Levacque : Hélas oui. Il y a quelques organistes aveugles à l’étranger, j’en ai rencontré, mais en France cette tradition s’est éteinte. Autrefois, on formait les élèves au piano et à l’orgue, on leur donnait une formation d’harmonie pour qu’ils comprennent comment la musique est écrite. Le niveau ayant baissé, c’est devenu plus compliqué. Certains élèves ont bien essayé d’étudier dans des conservatoires, mais les professeurs n’étant pas qualifiés en braille musical, ils leur font souvent travailler la musique d’oreille, ce qui limite leur autonomie. Et au niveau de l’INJA, quand toute la génération des professeurs aveugles qui étaient majoritaires est partie en retraite il y a quelques années, ils ont été remplacés par des professeurs voyants et la plupart du temps, hélas, au lieu de former les élèves à lire les partitions, ils se contentés de leur apprendre la musique par l’oreille. Quand on apprend d’oreille, on est tributaire de quelqu’un en permanence, et beaucoup d’indications inscrites sur la partition échappent à l’interprète, les nuances, les indications expressives, comment jouer un morceau. C’est le braille qui a permis le développement et l’essor de la musique, c’est l’écrit qui reste avant tout le moteur de toute activité musicale.
Laurent Lejard, juin 2024.
Dominique Levacque organise pendant l’année scolaire, lors de plusieurs jeudis de chaque mois à 13h, des concerts gratuits d’une durée de 45 minutes, avec des artistes variés et des oeuvres connues ou à découvrir. Et dans la belle salle de concert André Marchal, à l’INJA-Louis Braille. Pour en recevoir la programmation, adressez un courriel à Dominique Levacque.