À partir de 2015, il sera légal en France de refuser à des clients handicapés moteurs l’accès à des trains, autocars et autobus parce que le point d’arrêt n’est pas accessible : les exploitants n’auront plus à invoquer la sécurité mais cette « inaccessibilité légale ». Tel sera le résultat immédiat de l’ordonnance publiée le 26 septembre dernier, réformant l’accessibilité à tout pour tous qui devait entrer en vigueur le 12 février 2015, comme l’avait instituée la loi du 11 février 2005. Mais les gouvernements nommés par l’actuel Président de la République, François Hollande, ont décidé de revenir sur ce que l’un de ses prédécesseurs, Jacques Chirac, avait fait adopter par le Parlement il y a plus de neuf ans, d’une part pour réduire le coût supporté par les collectivités locales, d’autre part pour éviter des poursuites judiciaires à l’encontre des réseaux qui n’ont pas respecté la loi.
La loi du 11 février 2005 stipulait en effet dans son article 45 que « La chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité, est organisée pour permettre son accessibilité dans sa totalité aux personnes handicapées ou à mobilité réduite. » En supprimant les mots « dans sa totalité », l’ordonnance détruit purement et simplement la continuité de l’accessibilité de cette chaine du déplacement. Alors que les personnes handicapées ont besoin de facilitation dans l’accès aux transports, c’est l’inverse qui est légalisé ! Si la rupture d’accessibilité des transports concernera toutes les personnes handicapées, les seules à subir un empêchement physique, un obstacle infranchissable, seront les usagers handicapés moteurs. De plus, ces nouvelles règles s’appliqueront autant aux parties existantes des réseaux de transport qu’aux sections nouvelles.
Le Gouvernement justifie cette réforme par l’inaction des précédents gouvernements, alors que la mise en accessibilité des transports repose en majeure partie sur les élus locaux depuis la loi d’orientation sur les transports intérieurs du 30 décembre 1982. L’Etat assume théoriquement l’organisation du transport ferroviaire national de passagers, mais la délègue à la toute-puissante SNCF. Si la moitié des collectivités locales qui sont des Autorités Organisatrices de Transports (AOT) n’a pas mis en oeuvre le Schéma Directeur d’Accessibilité obligatoire depuis la loi de 2005, c’est la responsabilité d’élus locaux de droite comme de gauche. Et l’annonce d’une réduction à l’horizon 2017 de près de 30% du montant des dotations financières de l’Etat aux communes, intercommunalités, départements et régions ne va pas les inciter à « produire » une accessibilité des transports qui coûte de l’argent. A cela s’ajoute la réforme territoriale que le Gouvernement souhaite faire adopter par le Parlement dans les prochains mois, et qui devrait confier aux régions l’organisation des transports non urbains actuellement assurée par les départements, ce qui devrait entrainer pendant plusieurs années une réorganisation généralisée des réseaux.
Accessibilité réduite au strict minimum.
L’ordonnance réduit la mise en accessibilité à « l’aménagement des points d’arrêt prioritaires compte-tenu de leur fréquentation, des modalités de leur exploitation, de l’organisation des réseaux de transport et des nécessités de desserte suffisante du territoire. » Cette nouvelle règle concerne autant l’existant que le neuf : rien n’empêchera une AOT et l’exploitant de son réseau de considérer comme non-prioritaires des points d’arrêts créés lors d’extension ou de modification de ligne. Et il sera légal qu’une station de métro seulement, sur deux ou trois, soit accessible dans les nouvelles lignes.
Précisés par décret, les critères prioritaires sont taillés sur mesure pour la SNCF, qui a décidé de longue date de n’adapter qu’une partie de son réseau, un maillage de gares espacées d’une cinquantaine de kilomètres pour les liaisons grandes lignes. Ils satisferont également de nombreuses collectivités locales, quasiment débarrassées de toute obligation. En effet, la mise en place de transports de remplacement est réduite à la seule inaccessibilité d’un arrêt identifié comme prioritaire. Une Autorité Organisatrice de Transport n’aura plus à déployer un transport adapté sur l’ensemble du réseau, mais seulement pour rallier un point d’arrêt prioritaire inaccessible. Mais comme l’usager handicapé ne saura pas si l’arrêt inaccessible est classé prioritaire, il suffira à l’exploitant d’un réseau de ne pas diffuser d’information pour s’exempter de facto!
Alors que l’accessibilité concerne des Personnes dont la Mobilité est Réduite (PMR), les nouvelles règles leur imposeront de parcourir plus de chemin et de subir davantage de fatigue pour accéder à un mode de transport public, ce qui aura comme conséquence de restreindre leur capacité de déplacement autant pour aller travailler que vivre, tout simplement. Cette inaccessibilité organisée réintroduit une politique d’exclusion sociale et professionnelle des personnes handicapées.
Cela d’autant plus que les véhicules routiers ou ferroviaires inaccessibles sont autorisés à rouler au-delà de l’échéance du 13 février 2015, sans limite de durée d’utilisation. Il est simplement stipulé qu’une « proportion minimale de matériel roulant affecté aux services réguliers et à la demande de transport public routier de voyageurs doit être accessible sur chaque service » et que « le matériel roulant routier accessible est affecté en priorité aux lignes les plus fréquentées. »
La suppression de l’accessibilité de l’ensemble des points d’arrêts va rapidement générer une situation paradoxale : les usagers handicapés verront passer des autobus et autocars obligatoirement adaptés du fait d’une directive de l’Union Européenne, mais dans lesquels ils ne pourront pas entrer à cause de l’inaccessibilité des arrêts décidée par le gouvernement français ! Il en sera de même pour les trains.
Des délais à l’infini.
La nouvelle législation accorde des délais aux réseaux pour qu’ils se mettent en accessibilité à la condition d’élaborer un Schéma Directeur d’Accessibilité (SDA) des transports « Ad’Ap », qui n’est pas une obligation mais une possibilité : « Il peut être élaboré un schéma directeur d’accessibilité-agenda d’accessibilité programmée ». De ce fait, les Autorités Organisatrices de Transport (AOT) que sont la SNCF, les Chambres de Commerce et d’Industrie pour les ports et aéroports, les régions, départements, intercommunalités et communes pour les transports terrestres ou fluviaux ne seront pas sanctionnées si elles ne le font pas. Comme près de la moitié n’avait pas élaboré ou mis en oeuvre le SDA institué par la loi du 11 février 2005, leur inaction est récompensée neuf ans après ! Les collectivités qui ne déposeront pas d’Ad’Ap transport resteront sous l’empire de la législation précédente, sans pour autant que les usagers soient informés de ce qu’il en est et puissent faire valoir leur droit au transport.
Comme pour les Etablissements Recevant du Public, l’Ad’Ap transports devra être déposé dans les douze mois, avec prolongation possible de trois ans. Les services de transport public urbain hors Île-de-France disposeront de trois ans pour la mise en oeuvre, durée renouvelable une fois pour les services non urbains et les transports d’Île-de-France hors RER, et deux fois pour le ferroviaire toutes lignes confondues (RER francilien compris). Là encore, l’autorité administrative pourra prolonger indéfiniment la mise en oeuvre de l’Ad’Ap. Le dispositif de sanctions est comparable à celui des ERP, mais du fait du caractère non obligatoire de l’Ad’Ap transport et de l’absence de sanction dans les dispositions précédentes, l’intérêt des AOT est de ne rien faire et de laisser les usagers s’épuiser en réclamations et poursuites judiciaires…
Le transport scolaire quasiment liquidé.
L’accessibilité du transport scolaire devient facultative, ne concernant que les enfants et adolescents scolarisés à temps plein, et dans des conditions administratives complexes : le projet personnalisé de scolarisation de l’élève soumis à la Maison Départementale des Personnes Handicapées doit stipuler le besoin d’un transport scolaire adapté pour que les parents ou représentants légaux puissent demander la mise en accessibilité des arrêts les plus proches. Laquelle peut être refusée en cas d’impossibilité technique avérée, ce qui nécessitera une procédure qui prendra du temps mais qui est nécessaire pour que soit organisé un transport de substitution. Cette nouvelle formalité bureaucratique imposée aux parents d’enfants handicapés risque de leur compliquer la vie si les collectivités locales l’appliquent stricto sensu : les élèves scolarisés à temps partiel sont exclus du transport scolaire adapté, ce besoin doit être spécifié par la MDPH, la mise en place de ce transport pourra prendre de longs mois, voire années de procédure et d’étude. Pendant ce temps, comment ces élèves iront-ils à l’école ?
Enfin, le dépôt de plainte (qui ne servait d’ailleurs pas à grand chose puisque qu’aucun transporteur n’a jamais été sanctionné par l’Administration) auprès de l’Autorité Organisatrice de Transport en cas de manquement de l’exploitant à ses obligations devient un simple « signalement »: autant dire rien d’autre qu’une perte de temps pour l’usager qui croirait encore avoir des droits, et notamment celui d’être respecté…
En matière de voirie, les communes de moins de 500 habitants sont exemptées de l’obligation d’élaborer un plan de mise en accessibilité de la voirie et des aménagements des espaces publics (PAVE). Et jusqu’à 1.000 habitants, le PAVE ne concerne que « les zones à circulation piétonne reliant les pôles générateurs de déplacements présents sur leur territoire », c’est-à-dire les rues principales.
Discrimination légalisée.
La réduction de l’accessibilité des transports non ferroviaires aux seuls points d’arrêts désignés prioritaires entre en opposition avec le Règlement Européen concernant les droits des passagers dans le transport par autobus et autocars, qui considère qu’à « la lumière de l’article 9 de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées et afin de donner aux personnes handicapées et aux personnes à mobilité réduite la possibilité de voyager par autobus et autocar dans des conditions comparables à celles des autres citoyens, il convient d’établir des règles de non-discrimination et d’assistance au cours de leur voyage. »
Or, l’accessibilité à la fois partielle et sélective sans contrepartie crée une différence manifeste de traitement entre usagers de services publics, ce qui est l’exacte définition du mot « discrimination »! Elle organise également une exception à l’obligation contractuelle de transport que doivent respecter les exploitants.
La transformation par l’ordonnance du dépôt de plainte en simple signalement est manifestement illégale puisque le droit européen prime sur le droit français et prévoit le dépôt de plainte dans les transports terrestres (article 27 du règlement européen) comme aériens (article 15), ferroviaires (article 27) ou maritimes (article 24). A la différence d’un signalement, qui n’oblige à rien, la plainte doit être instruite et une réponse apportée dans un délai spécifié par chaque règlement européen. Les Etats membres de l’Union Européenne sont tenus de rendre compte de cette procédure auprès de la Commission Européenne.
En légalisant une discrimination dans le droit au transport, le gouvernement français a clairement pris le risque d’ouvrir un contentieux sévère avec les usagers, les associations de personnes handicapées et l’Union Européenne. Cette discrimination pourrait entrainer dans quelques années une condamnation de la France, comme c’est déjà le cas pour le non-respect des directives européennes sur la qualité de l’air ou de l’eau. Toutefois, ce ne seront pas les politiciens responsables de cette situation qui paieront les lourdes amendes à venir, mais bien les Français auxquels ils demandent depuis des années de se serrer la ceinture toujours davantage…
Laurent Lejard, octobre 2014.