Alain Chapuis à une âme d’entrepreneur. Aujourd’hui âgé de 52 ans, il a repris en 1997 la société familiale de menuiserie intérieure et construction ossature bois Chapuis SAS, installée à Feurs dans la Loire, qui réalise 1,5 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploie une quinzaine de salariés. Une entreprise qui existe depuis 95 ans et dont il incarne la 4e génération, même s’il est ressorti d’un accident de la circulation en 2000 avec une paraplégie haute : « J’ai eu la chance d’être déjà à la tête de l’entreprise, parce qu’une fois les événements médicaux passés la réflexion était simple : ou je revenais, ce qui me permettait de sortir d’un état trop important de réflexions négatives par rapport au handicap, ou j’abandonnais l’entreprise et une douzaine de salariés qui se trouvaient être mes salariés parce qu’à ma prise de responsabilité il y avait eu un changement de génération, la plupart des employés étaient partis en retraite. » C’est par le retour au travail qu’il s’est relevé mais tout n’a pas été rose : en 2014, sa société employait deux fois plus de personnel et approchait les 3 millions de chiffre d’affaires, elle a connu d’importantes difficultés qui ont conduit Alain Chapuis à élaborer un plan de continuité d’activité marqué par le départ de la moitié des salariés : « C’était une vraie volonté de réduire l’activité, ce n’était pas que subi. Des portes se sont fermées alors que les difficultés étaient passagères et que j’honore toujours le plan de continuation. Il n’y a pas de raison d’avoir plus de scepticisme vis-à-vis de l’entreprise, mais l’humain fait qu’il va être plus sceptique. En plus, dirigé par quelqu’un qui est en fauteuil, il l’est encore davantage… »
Une situation qui n’est pas toujours simple à gérer quand il doit aller sur le terrain : « L’accessibilité du bâtiment et diriger une entreprise, c’est relativement compliqué, même s’il y a eu des efforts faits sur les très grosses opérations, qu’elles soient de logements ou de bâtiments tertiaires, administratifs ou autres. C’est sur les grosses opérations qu’on va trouver les solutions pour adapter les déplacements sur un chantier. Sur les opérations plus modestes, ça va être plus compliqué pour quelqu’un en fauteuil. » Il a par conséquent dû adapter ses relations avec les clients, plus précisément les particuliers : « Quand un client veut me montrer une situation, je risque d’être gêné par une impossibilité d’accès. A la fois il peut avoir de la compassion et se dire qu’il ne peut m’amener voir dans les combles si le platelage a été bien posé, par exemple. A l’inverse, il peut penser que puisqu’il ne peut pas me montrer ce qu’il veut, il ne me fera pas travailler. Les gens s’adressent à une entreprise familiale, ils veulent Monsieur Chapuis chez eux. » Avant de reprendre après son accident, il avait organisé l’activité pour que des cadres fassent ces visites de chantier en milieu inaccessible, un mode de fonctionnement toujours actuel. Et parce que le patron est lui-même handicapé, l’entreprise réalise de nombreux chantiers liés à l’accessibilité dans une ville et un territoire qui comptent l’un des clubs de handibasket les plus dynamiques, le Club Handisport Forézien.
Pourtant, Alain Chapuis évolue dans un secteur professionnel qui a la réputation d’être plutôt dur : « On peut jouer du handicap. C’est chez les fournisseurs que j’ai rencontré le moins de difficultés. J’ai un véritable échange avec les maîtres d’oeuvre, les architectes et autres bureaux d’études, de contrôle. Ils ont compris qu’ils devaient partager le savoir avec ceux qui pratiquent l’accessibilité, c’est un sujet sur lequel le théorique n’est pas forcément très bien adapté à toutes les situations. J’ai un regard double, d’une personne handicapée et du professionnel qui bâtit. » Ce qui le conduit à relever et déplorer un empilage au fil du temps de règles qui se contredisent, entre sécurité incendie, contraintes thermiques, accessibilité : « Il ne faut pas faire n’importe quoi, mais des choses utiles sans forcément se conformer à la réglementation. Je prends toujours le même exemple, à quoi bon rendre, c’est mon avis, le refuge sur le Mont-Blanc accessible handicap moteur, je ne suis pas sûr que ce soit très judicieux ! Par contre, ne pas négliger les autres handicaps me paraît plus intéressant. Ce que je retiens des discussions depuis 2013 avec les différents ministères concernés, c’est que le handicap moteur n’est pas majoritaire et pourtant dans la discussion on ne parle que de lui. » Il déplore d’ailleurs que le handicap auditif soit le moins traité par la réforme de 2014
Un paraplégique à la FFB.
Alain Chapuis siège à la Fédération Française du Bâtiment depuis le début des années 2000, sur les sujets Prévention et Sécurité; président de la délégation départementale de la Loire en 2014, il en est actuellement le trésorier. C’est à l’occasion des discussions sur la réforme de l’accessibilité, en 2013, qu’Alain Chapuis a été associé aux réflexions et propositions de la FFB. « Je suis sur l’accessibilité au national depuis cette période. Il a été facile au président de la FFB de confier le sujet au seul entrepreneur membre de la Fédération qui doit être en fauteuil roulant. »
Positif sur l’évolution de l’accessibilité du cadre bâti, il relève toutefois un décalage entre ce qui se fait en régions et dans la capitale : « Pour me déplacer à Paris, je ne fais que du taxi. Je ne m’embête pas à savoir si l’ascenseur va fonctionner, si l’accès sera bien ouvert. Le réseau bus a bien évolué, le reste c’est juste la honte ! Il y a davantage d’efforts de fait en régions sur les transports, les déplacements, les établissements recevant du public. » La réforme de 2014 a mobilisé des élus locaux qui ont entrepris, au moyen des Agendas d’Accessibilité Programmée, des travaux d’accessibilité dans les bâtiments communaux, constate-t-il. Il relève également les disparités entre propriétaires, dont celles que subissent les médecins aux cabinets encore fréquemment installés dans des copropriétés : « Tous ceux que je connais voulaient se mettre en accessibilité, sauf que leur copropriété qui dépend d’une assemblée générale refuse. »
Mais comment un entrepreneur paraplégique peut-il défendre la position de sa fédération professionnelle de diviser par 10 le nombre de logements accessibles, la pression associative ayant ramené cette division par 5 ? « Ce n’est pas contradictoire avec ce qu’on fait. Je défends deux choses : l’accessibilité par rapport à mon handicap et la construction. Est-ce qu’on a le droit d’imposer le handicap à l’ensemble de la population ? Je ne suis pas sûr. Il faut que les gens deviennent intelligents pour ne pas coller les 20% de logements accessibles au rez-de-chaussée afin d’éviter de répondre à d’autres obligations. Regardez bien, la Fédération Française du Bâtiment ne s’est volontairement pas exprimée sur les ascenseurs parce que c’est un non-sujet pour nous. On ne s’oppose pas à l’obligation d’ascenseur dans les immeubles d’habitation de plus de deux étages parce que ça nous paraît tout à fait justifié, même s’il y a un surcoût pour la construction. » Mais il rejette l’exclusivité de la réduction drastique du nombre de futurs logements accessibles, rappelant que d’autres acteurs professionnels ont su l’obtenir du Gouvernement : « On n’était pas tous seuls à diviser par 10. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2019.