Walter et moi-même avons étudié à Montpellier. Il terminait son master 2. Je commençais ma licence. Nous étions en 1995. C’était le seul garçon en fauteuil roulant à la fac. Un jour, il m’a raconté que sa grande prématurité l’avait laissé handicapé. Il quitta la fac, je poursuivis mes études, j’eus une famille, une situation professionnelle. Après des années de galère, il obtint le CAPES, devint enseignant puis administratif. Il aima passionnément la tauromachie.
Je n’oubliais jamais Walter. Je voulus lui faire un signe d’amitié, Le roman des Papillons paru aux éditions Complicités, que j’écrivis et lui dédiai en 2014. Nous avons repris contact par courrier. Il m’avait complètement oubliée. J’avais terminé ma première vie. Nous avions tous les deux la quarantaine…
Un jour, nous avons voulu nous rencontrer. Nous habitons loin. Nous nous sommes tout de suite plus et aimés. Il l’a annoncé à sa famille. Je reçus alors un courrier en recommandé me demandant de fournir copie de mon livret de famille, afin de « prouver ma moralité ». Odieuse ineptie. J’essayai d’argumenter par téléphone, on m’exposa ce dilemme : « les photocopies » ou « pas de possibilité de voir Walter l’été suivant ». J’eus conscience du chantage dans lequel je tombais. Je pensais que sa famille allait bientôt apprendre à me connaître. Je fournis les photocopies. On me permit de voir Walter l’été suivant.
Je me rendis ensuite régulièrement chez lui, ou auprès de lui dans sa famille. S’ouvrit une période d’invitations afin de présenter l’amie de Walter. Tout le monde voulut voir celle qui prétendait aimer Walter, qui osait s’en approcher (pour des raisons certainement opaques). Je tins mon rang, même quand la famille racontait à notre place notre histoire… nous étions deux enfants muets au bout de la table. Je ne déméritai pas lorsqu’à 9 heures du matin, une bonne amie de la famille se présenta sous un prétexte quelconque et finit en face de moi (j’étais en chemise de nuit à la table du petit déjeuner) à me jauger. J’eus droit aussi aux visites imposées chez des vieilles amies, « allez-y, elle veut vous connaître », et au compte-rendu de ces amies à la famille.
Nous eûmes des projets avec Walter : pour commencer un Pacte civil de solidarité. Sa famille ne savait pas de quoi il retournait : nous avons donc convié une amie notaire. Elle est venue expliquer le PACS, pour que sa famille comprenne qu’il n’y avait rien de douteux dans ce projet. Nous avons joué la transparence.
Concernant notre amour, sa famille parla toujours de « liaison », jamais de « relation », et cela nous sembla toujours indigne de nos sentiments. On me demanda de rompre si mes proches s’opposaient à notre amour. Le comble ! Quand je leur ai annoncé la nouvelle, ils se sont réjouis de mon bonheur. Il existait une famille qui acceptait de ne pas stigmatiser sur une situation physique… inimaginable ! Cependant, mon odeur de sainteté ne grandit pas.
Le projet de PACS ne nous quitta pas : la famille de Walter s’y opposa désormais ouvertement. Nous décidâmes de nous pacser en secret. En juin 2017. Je souris lorsque le notaire nous demanda si nous étions en pleine possession de nos moyens : nous avions beau dire oui, qu’est-ce qui le prouvait ? Nous fûmes pacsés sous une très forte chaleur. Oui, nous avons eu très chaud, l’avenir allait nous le dire…
Le même été, alors qu’on « permettait » que je visite Walter, la famille explosa : j’étais « une fille de rien, pauvre, sale, dont les enfants ne valaient rien, pas plus que les parents, perverse, malsaine, sectaire, et je voulais plumer le fils », c’est pour ça que je le fréquentais. On me fit un cabas de mes affaires, on me ferma la porte. Et, pour « protéger » son fils de mes manœuvres, lui qui était « vulnérable », qui était devenu mon « toutou », elle voulait le mettre « sous tutelle ». Propos ravageurs après toutes ces années de belle relation parent-enfant. On fit venir des amis mandatés par la famille : en cas de PACS, Walter paierait des fortunes aux impôts, tout ce que je voulais c’étaient ses sous, etc. Lui resta stoïque, ne cautionnant pas les propos violents et mensongers qu’il entendait.
Il ne voulait pas rompre avec moi. Il annonça que puisque je ne pouvais plus les visiter chez eux, j’avais trouvé à louer au village pour quelques jours : fureur familiale. Nous nous rencontrâmes coûte que coûte quelques heures par jour clandestinement avec celui qui était devenu mon conjoint légitime. A la rentrée des classes, sa famille prétendit qu’elle voulait aller chercher son fils chaque vendredi sur son lieu de vie, afin que je ne le voie plus. Là, un ami de la famille s’interposa. De plus, Walter prit ses dispositions : il savait qu’il ne retournerait jamais dans sa famille, et fit chercher ses effets personnels là-bas.
Il avait marqué ce point capital de choisir la vie d’adulte, mais le spectre de la tutelle nous effraya longtemps : d’abord parce que c’était infamant, et une fausse mesure, car je n’étais pas celle qu’on avait dit, ensuite parce que c’était briser tous les efforts consentis par une famille que de vouloir priver son enfant de dignité et d’autonomie et de refuser de le laisser accéder à une vie d’homme adulte et entier.
Il n’y eut pas de tutelle. Ces mots avaient-ils été prononcés pour faire peur ? Pour faire mal ? Pour faire rompre ? Ou bien les démarches avaient-elles été lancées, mais en apercevant sur l’acte de naissance de Walter qu’il était pacsé avec moi, cela avait-il été une protection pour lui ? Des courriers de proches emplis d’accusations arrivèrent, auxquels Walter répondit par les propos choquants que sa famille avait employés : les amis nièrent ces propos, excusèrent la famille, culpabilisèrent Walter. Depuis, nombre d’amies ont oublié Walter, prenant parti pour sa famille. Continuant à montrer la famille de Walter comme la victime de cette histoire. Victime de quoi au juste ? Que leur enfant ait quitté le nid ? Mais nombre de messieurs se sont positionnés positivement sur la situation. Logiquement. J’apprécie ce regard d’hommes sur un homme.
Notre vie fait jaser, et nous ne demandons qu’une chose : le respect de notre liberté. Nous avons compris que nous ne serions pas un couple classique, et nous sommes accoutumés à ceux qui nous lancent un regard hautain, ou à ceux qui nous offrent un regard attendri. Nous n’en souffrons pas. Notre couple ne laisse personne indifférent, et je me sais un objet de curiosité : comment elle est la copine à Walter ? Elle est bègue ? Un bec de lièvre ? Quoi, elle boite pas, elle fait un 36, elle a un bac ? Qu’est-ce qu’elle lui trouve ? Il doit avoir de l’argent. Sans commentaires.
Quand j’ai commencé à écrire régulièrement à Walter sur son lieu de travail, une petite écriture féminine et un petit papillon, un jour l’enveloppe est arrivée vidée de son contenu : Walter enquête, ce n’est personne. Pour moi, c’est énormissime ! Sur son lieu de travail, un handicapé qui reçoit du courrier d’une femme, c’est super intéressant ! Alors on entre dans cette vie privée et on regarde ! J’ai compris que notre intimité serait fouillée, même pour savoir jusqu’où nous nous aimions. Si nous faisions bien comme tous les couples qui s’aiment, ou si nous donnions dans le platonisme. Ceux qui ont voulu savoir ont fouillé. Ils ont su. Et leur connaissance de la chose les a excédés. Tant pis pour eux.
Nous avons continué à avancer, avec des voyages notamment. Ce qui était « impossible » dans la bouche familiale auparavant, et que je traduis par « interdit », nous l’avons réalisé. Nous avons donc appris à prendre le bus de ville, le car régional, le TGV ensemble, puis Walter a pris le TGV seul pour venir dans ma région. L’an passé, nous sommes allés à Paris en TGV, puis en Bretagne ; sur une île, donc en bateau ; à l’étranger ; en croisière. Tout simplement.
Walter a publié son premier roman, Indulto Presidente, paru aux éditions Lacour, relatant sa passion pour la tauromachie, et du soutien de sa maman. Avec une élégance, une reconnaissance qui l’honorent. Pas de retour. Le rideau et le couperet sont tombés. D’accord.
Nous avions besoin d’un sommet cet été, car nous savions que nous voulions en franchir un dans notre vie de couple : le mariage. Alors, la recette, cela a été la haute montagne. Et oui, comment savoir si celui avec lequel tu veux t’engager sera à la hauteur, et saura te suivre, comment savoir si tu pourras faire face, qui tu seras dans la difficulté ? Va en haute montagne. Walter n’a pas démérité. Il a été motivé, à sa place, présent, heureux, courageux. A l’image de qui il sera dans le mariage.
Nous avons donc entrepris nos démarches à la mairie. Dans sa localité. Au téléphone, la personne me dit qu’un seul des fiancés passe chercher un dossier, je laisse Walter le faire. La personne lui dit qu’elle veut me rencontrer, et que notre PACS n’est pas valide. J’appelle le notaire : si, notre PACS est valide. La personne de la mairie appellera en catimini le notaire pour lui affirmer que notre PACS n’est pas valide, il lui démontrera que si. Et lorsque je me rends à la mairie, la personne redit, avec l’autorité dont elle se sent impartie, que notre PACS n’est pas valide ! Cela me dérange. Je lui dis ensuite que je suis venue ce jour-là sur sa demande, mais qu’au téléphone, un seul des fiancés était censé passer pour prendre et pour rendre le dossier. J’insiste : je suis très élégante, et je demande si je conviens à ses critères. De quoi a-t-elle besoin de plus ? Elle répond que le mariage c’est sérieux, qu’elle m’a vue, que cela ira comme ça. Elle nous redit que nous devons être en pleine possession de nos moyens, et qu’elle a vu que c’était le cas (là encore, je manque de m’étouffer). Cette personne a certainement voulu bien faire son travail. Mais j’estime que c’est une façon brutale de le faire. Aucun autre fiancé ne se serait vu intimer l’ordre de présenter sa fiancée à la personne de l’état civil. Que voulait dire cette exigence ? Vérifier si Walter ne fabulait pas ? Comment peut-on jauger un fiancé ? Valide ? Et surtout handicapé ?
Parcours du combattant la vie d’une personne handicapée, je ne vous apprends rien. Et ici à travers l’amour et le mariage. Nous ne nous formalisons pas, mais nous nous serions bien épargné toutes les mesquineries reçues. Il y a eu du drame, des dialogues d’anthologie, des didascalies, des tractations dans les coulisses, une ironie tragique et un ton farcesque. Je suis en train de faire de tout ça une pièce de théâtre. Qui s’appellera « l’Outrance ». Je nous dois bien ça. C’est ma façon de prendre de la distance et de vivre plus fort.
Emilie Esté, octobre 2020.