Question : C’est la première fois qu’un essai traite du handicap sous l’angle du bien-être, qu’est-ce qui vous a conduit à ce nouveau paradigme ?
Mai-Anh Ngo : Je suis juriste de formation, et attirée par les travaux de la Société Française de Psychologie Juridique. Elle avait lancé un large appel à contribution pour sa journée d’étude sur le bien-être organisée le 25 mai 2018, et cela faisait un bon moment que la place du droit en temps qu’outil par rapport au handicap me travaillait. Il m’est venu assez instinctivement de placer le droit dans le triptyque, et pendant cette conférence j’ai été confirmée dans cette intuition par Rebecca Shankland qui est également directrice de la collection « Actualités des savoirs » des Presses Universitaires de Grenoble. Elle est spécialiste de psychologie positive, et a abordé le bien-être sous l’angle de l’autonomie ; le vocable m’a interpellée, et la définition qu’elle en a donnée « autonomie dans la prise de décision » m’a convaincu de faire parler les disciplines entre elles pour apprécier les possibles. J’avais aussi envie de casser le préjugé premier qui veut que « handicap » est forcément source de mal-être. Allier ces deux notions pouvait être paradoxal, mais en fait pas du tout.
Question : Parce qu’habituellement, handicap c’est parcours du combattant, souffrir de handicap, subir un handicap, et vous renversez cette problématique en rappelant qu’on vit avec ses capacités, et même une capabilité. Quel est ce concept ?
Mai-Anh Ngo : La capabilité vient de la théorie économique d’Armatya Sen [Prix 1998 de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, généralement appelé Nobel de l’économie NDLR]. « Un individu pourra fonctionner (agir, réaliser des choses) en société en fonction de ce que Sen appelle entitlement (ce à quoi il a droit) et qu’il décide d’activer dans l’ensemble des fonctionnements dont il peut bénéficier. Les capabilités se réfèrent donc à la possibilité de choisir la vie qu’il veut mener » (cf Protéger ou émanciper ? Un retour aux sources et au sens de l’accompagnement des personnes handicapées, Patrick Willemarck, 2018). Cette pensée a eu de l’écho par rapport à ce que devait être en théorie la Prestation de Compensation du Handicap : vous étiez censé faire des choix dans l’éventail d’une vie ordinaire, en fonction de vos priorités formulées dans le projet de vie, pour arbitrer et choisir la vie que vous souhaitiez. En fait, on se rend compte aujourd’hui que ça ne marche pas. Ce qui était intéressant, c’était cet arbitrage réaliste entre ce que souhaitait l’individu et ce que pouvait lui offrir l’intérêt général.
Question : La compensation est devenue une simple prestation, mais pour vous c’est tout autre chose ?
Mai-Anh Ngo : La définition internationale du handicap propose de se centrer sur les difficultés d’interaction de l’individu avec son environnement, elle ne pose plus la question en termes d’incapacité. Or, en France la compensation repart du principe selon lequel en matière de handicap il vous manque quelque chose et que l’on doit agir sur les effets de ce manque. Idéologiquement, il y a comme un souci, un recul. Cependant, l’idée principale est présente dans la compensation : assurer une égalité par le droit confère le bien-être. On se rend bien compte que la compensation à la française, même si idéologiquement elle part d’une posture excellente, n’est pas réaliste. En effet, le côté économique est totalement exclu de cette proposition, il n’y a aucun réalisme dans cette compensation telle qu’elle est décrite. Vous dites à quelqu’un « qu’est-ce que tu veux faire et on compense », ce n’est pas réaliste. La capabilité permet des arbitrages, en mettant des heures de Prestation de Compensation du Handicap sur une activité, ce qui en fait moins pour d’autres choses. Il faut également assurer l’effectivité des choix annoncés par le bénéficiaire. Ces arbitrages, chacun les fait dans sa vie, valide comme handicapé. Un valide ne peut pas décider de jouer au golf toute la journée même s’il aime beaucoup cette discipline, il doit également assurer les moyens de subsistance
Question : La loi du 11 février 2005 était imparfaite, et depuis elle a été en partie taillée en pièces, pour l’accessibilité notamment, alors que le discours officiel est de mettre la personne handicapée au coeur des dispositifs…
Mai-Anh Ngo : Je suis en partie convaincue par l’idée de mettre la personne au coeur des dispositifs. Moi, j’ai la compétence et la formation, d’autres n’auront que l’une ou l’autre. La vraie question, c’est le suivi du droit. On a écrit des textes dans un certain esprit, mais après on ne regarde pas la suite. Comme je l’ai écrit, l’accessibilité est retombée comme un soufflet. Il faut réellement se poser la question de l’effectivité. J’ai toujours l’impression qu’on invoque le droit et que personne s’occupe de sa mise en oeuvre. Il n’y a eu aucune sanction prononcée pour inaccessibilité. Si une sanction de 225.000€ avait été infligée, vous ne croyez pas que ça aurait calmé les ardeurs ? Les agendas d’accessibilité programmée instaurés en 2015 ne font pour l’instant que repousser cette sanction.
Question : Ça pose la question du discours des politiques qui tiennent un discours d’inclusion en 2005, puis d’accessibilité universelle en 2015, alors que tous leurs actes visent à ce qu’il n’y ait ni contrôle ni sanction. La parole politique ne serait ni honnête ni constante ?
Mai-Anh Ngo : Le problème, c’est l’effectivité du droit. Est-ce qu’on veut rendre un droit effectif, appliquer ou pas des sanctions ? Mais là aussi il y a eu un manque de réalisme, parce qu’on ne pouvait pas dire aux petits commerces « débrouillez-vous pour assurer l’accessibilité » alors que leurs marges bénéficiaires sont très faibles, et ne pas prévoir des aides et des facilités ; c’était les envoyer dans le mur. On a créé un droit qui était beau sur le papier, qui fait penser à la Déclaration des Droits de l’Homme, dont on ne s’est pas posé la question de la mise en oeuvre. C’est pour cela que je soulève la solution de la conception universelle, pertinente parce qu’elle intègre l’accessibilité et soulève la capabilité pour sortir de l’ornière de la compensation dont les aides sont minutées [lire cette analyse NDLR]. L’idée est d’être plus réaliste dans la rédaction des textes juridiques, moins ambitieux au départ et plus effectif à l’arrivée. Le problème ne concerne pas que le politique, mais également les gens qui sont encore persuadés que le handicap et en particulier l’accessibilité sont des revendications d’une minorité, ce qui n’est pas le cas. Tout cela, c’est un mieux vivre ensemble, parce que tout le monde finira un jour avec un handicap. Parmi mes étudiants, la plupart porte déjà des lunettes, ils finiront tous par avoir des difficultés d’audition : ces droits qu’ils croient d’une minorité, ils en auront besoin.
Laurent Lejard, janvier 2021.
Handicap, droit et bien-être, par Mai-Anh Ngo, Université Grenoble Alpes éditions et Presses Universitaires de Grenoble, 8,50€ en librairies et 7,99€ au format numérique.