L’être humain ne serait-il qu’un animal que son évolution a rendu dominant, et même dominateur au point d’espérer vivre éternellement et en bonne santé ? Cette promesse du courant transhumaniste, « la mort de la mort », est l’un des sujets abordés dans l’exposition scientifique et ludique du Musée de l’Homme (Paris 16e) Aux frontières de l’humain jusqu’au 30 mai prochain. Le visiteur est convié à réfléchir à ses rapports avec les animaux et sa propre animalité, à ses performances physiques (l’expo est réalisée en partenariat avec l’Institut National des Sports, d’Expertise et de la Performance qui encadre l’élite française) et ses altérations et mutations, à la mort et la perpétuation de l’espèce. L’une des sections évoque les appareillages pour personnes amputées ainsi que les exosquelettes et leurs usages : outils de compensation de handicaps, de remise dans la « normalité » du corps humain, de performances sportives voire d’un avantage sur les pratiquants valides, de productivité supérieure dans l’industrie ou l’armée. L’avenir de l’être humain au sein d’une biodiversité qu’il détruit et d’une planète qu’il détériore est au coeur de cette exposition qui traite de sujets cruciaux en évitant les polémiques. Kinga Grege, chef de projet et scénographe, Evelyne Heyer, anthropologue professeure au Muséum national d’Histoire naturelle, et Shelly Masi, primatologue, en précisent les enjeux.
Question : Les humains vivent depuis toujours au contact d’animaux dont certaines espèces ont été domestiquées au point de devenir des supplétifs (chien d’aveugle ou d’assistance, animal de soutien émotionnel) mais cela a échoué avec le singe capucin. Comment l’expliquer alors que sa « parenté » avec l’être humain apparaît élevée ?
Shelly Masi : Je pense qu’il est possible de les domestiquer, il y des exemples dans l’histoire humaine au sein de différentes cultures. Toutefois, l’intelligence et la sociabilité des singes n’aident pas à ce propos. Aujourd’hui, c’est plus une question d’éthique, nous ne voulons pas faire de nos cousins nos esclaves. De plus, plus important encore, la plupart des primates sont en danger d’extinction en raison du lent développement de l’individu et donc d’un long changement générationnel des populations. Il ne serait pas éthique, ni facile même de ce point de vue, de domestiquer des primates. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait avant au cours de notre évolution ? Les singes ont les inconvénients suivants en tant qu’animal domestique : ils attrapent un bon nombre des maladies des humains et peuvent transmettre ces maladies à d’autres humains, ils mangent les mêmes type d’aliments que les humains, ce qui signifie qu’ils sont potentiellement en concurrence avec eux pour leur nourriture, ils sont trop intelligents pour être facilement contenus – ce sont des artistes naturels de l’évasion ! L’un des changements majeurs chez les mammifères domestiqués est la réduction de la taille du cerveau : si nous voulons des singes pour leur intelligence, les domestiquer n’est pas le moyen de préserver cela.
Question : Inventées il y a des millénaires pour compenser un membre manquant et compenser a minima un handicap, les prothèses sont devenues des outils d’augmentation d’efficience corporelle, parfois d’attraction de l’attention de l’autre, et fréquemment de rétablissement d’une conformité corporelle. Quels en sont les enjeux ?
Kinga Grege : Nous avons constaté au cours de notre enquête qu’effectivement la prothèse peut être un enjeu d’augmentation des capacités, au-delà de la réparation, ainsi que de l’affirmation d’une identité presque enviable lorsque la prothèse devient un objet d’art, et donc de distinction. Cependant, nous avons également constaté que, lorsque l’on s’éloigne de la sublimation du handicap à travers un objet fétiche ou hautement performatif, la réalité est plus complexe. Comme en témoignent les trois personnes qui ont souhaité participer à l’exposition pour éclairer leur situation : certains considèrent que la prothèse leur confère la liberté de mobilité et d’une vie identique à des personnes sans appareillage. D’autres ne souhaitent pas être appareillées, voyant la prothèse au contraire comme quelque chose de surnuméraire, voire d’handicapant.
Question : Les prothèses sportives, très performantes, peuvent procurer un avantage sur les concurrents valides, comme on l’a constaté avec Oscar Pistorius. Que sont-elles : un outil d’émancipation, de performance, ou une injonction de réussite et mise à niveau avec les meilleurs pratiquants valides ? Que nous apprennent-elles sur l’évolution de l’humain ?
Kinga Grege : La prothèse sportive est évidemment un outil de performance. Mais elle permet d’abord de pouvoir tout simplement entamer une pratique sportive ou la poursuivre pour des athlètes qui étaient valides avant leur accident. Parfois en changeant de sport, car toutes les disciplines des valides ne sont pas représentées en handisport. Nous ne nous posons pas ici la question de concourir ou pas aux mêmes épreuves que les valides, avec eux, mais bien à la possibilité pour un athlète handisport de pouvoir avant tout s’épanouir dans sa discipline et parfois y exceller, comme l’exemple de Marie-Amélie Le Fur peut en témoigner.
Question : Dans quelle mesure peut-on s’interroger sur certaines malformations, telle la phocomélie, comme élément d’évolution de l’espèce humaine, manifestation d’une mutation ?
Kinga Grege : Ce que nous questionnons dans l’exposition, c’est le choix sociétal de la mutation de l’embryon car nous souhaitons sensibiliser sur la dimension éthique du souhait d’une hypothétique amélioration perpétuelle de l’humain et de sa descendance, quitte à dévoyer son essence-même. Ainsi que sur les dangers d’une manipulation à grande échelle.
Question : Dans l’exposition, le laboratoire PBC propose de sélectionner son futur bébé sur des critères de risques de santé, mais pas de ceux de handicaps alors qu’ils sont actuellement les plus recherchés. Pourquoi avoir limité cette « expérience » ?
Evelyne Heyer : Nous avons voulu interroger le visiteur sur des questions éthiques « en suspens, à venir ». La question du diagnostic pré-préimplantatoire sur les mutations génétiques connues pour entraîner des situations de handicap est déjà incluse dans les pratiques actuelles. Comme vous l’indiquez, elles sont déjà recherchées lorsqu’elles sont connues. On n’a pas abordé la dimension de la trisomie 21, on a choisi des affections qui ne paraissent jamais discutées. Elles sont d’ailleurs tirées au hasard à chaque fois. La question de la trisomie 21 est trop importante pour figurer dans cette expérience.
Laurent Lejard, novembre 2021.
Aux frontières de l’humain, jusqu’au 30 mai 2022 au Musée de l’Homme, place du Trocadéro à Paris 16e. Toutes les informations sur l’accessibilité sur cette page.