Depuis une bonne vingtaine d’années, le thème « mode et handicap » a mobilisé de nombreuses initiatives et créations d’entreprises, la plupart abandonnées après quelques années. La faute à l’absence d’un véritable marché, même de niche : lorsque l’on choisit ses vêtements, c’est en fonction de l’usage, de son goût, de ses coups de coeur, de l’aspect du vêtement sur soi, du prix ou du rapport qualité-prix, des critères de choix comme tout le monde.
Le marché des personnes handicapées se réduit à un besoin d’adaptation proche du sur-mesure, comme le pratique le Labo Indigo et ses créations collaboratives. « On assure la mise en relation de personnes handicapées avec des couturiers et des créateurs sur des projets bien précis pour qu’ils élaborent des astuces pouvant être utilisées par d’autres », explique sa fondatrice, Laurie Thébault. Elle s’est intéressé au handicap sans y être personnellement confrontée dans son entourage proche : « J’ai vu une vidéo d’une femme qui a perdu l’usage de ses bras, expliquant qu’elle ne pouvait plus enfiler des vêtements correspondant à son style. Elle s’est tournée vers Open Style Lab, cette ONG organise des programmes d’été avec des créateurs, des personnes handicapées et des ergothérapeutes au moyen de cahiers des charges spécifiques. C’est ce qui m’a donné envie de faire, parce que j’aime bien la couture, apprise dans mes 20 ans et reprise plus tard. Je ne me voyais pas en faire mon métier, parce que je préfère surtout résoudre des problèmes et faire travailler des gens ensemble. » C’est ce qu’elle a réalisé pour plusieurs personnes qui font remonter leurs besoins et pointent les vêtements auxquels ils n’ont pas accès.
« Quendrim avait besoin d’une veste de costume, mais il ne peut l’enfiler. Je suis aller chercher le meilleur couturier de Strasbourg qui était partant, pour un coût de 1.000€ avec 900€ pris en charge par le Labo Indigo grâce à un financement participatif et 100€ par Quendrim ; ça équivaut à acheter une veste en confection. La solution était de faire des plis d’aisance au niveau des manches et du dos. » Le labo fait appel à des costumières habituées à trouver des solutions pour des artistes ayant besoin d’aisance, et plus surprenant, à des drag queens qui cousent pour elles-mêmes ! « Parfois il suffit de modifier un vêtement pour couvrir les besoins. Il faut aussi trouver des pantalons sans risque d’escarres, on expérimente sur des pantalons fluides, mais c’est dur de trouver dans le commerce, ce qui plaît. » Laurie Thébault replace dans le contexte sociétal les mini-collections proposées par certaines marques : « C’est un effet de surface avec les personnes handicapées ou racisées [susceptible d’être assignées à un groupe minoritaire et d’être victime de discriminations NDLR], il faut vraiment se le dire, c’est un très gros risque. Les gens ne veulent pas acheter des vêtements spécialisés qui les ostracisent. C’est pour cela que je veux travailler avec des couturiers qui relèvent le défi. »
Vers une conception universelle ?
Créé en juin 2013, Cover Dressing a un temps travaillé avec Labo Indigo sur la conception d’un prototype de blouson. « On ne demande pas d’argent, précise sa fondatrice, Muriel Robine. On construit des expertises sur des pathologies ciblées. Beaucoup de choses ont changé depuis nos débuts, parce que la question de l’habillement est très compliquée. Nous, on ne veut pas privilégier une mode adaptée mais ouvrir les marques à la conception universelle pour qu’elles pensent aux problèmes de santé et de morphologie. » Cover Dressing avait créé un magazine prodiguant des conseils et présentant des vêtements portables en fonction de handicaps ou maladies chroniques, puis a fait de l’accompagnement en créant Bien-à-Porter : ce site web présente des vêtements du commerce en mettant en évidence leurs confort d’usage et adaptabilité.
« Notre but est d’aider les gens à trouver dans le prêt-à-porter des vêtements qui leur correspondent. Le bon angle, c’est ça, repérer les vêtements qui conviennent. On a voulu créer un label Bien-à-Porter en perdant plusieurs années à rencontrer des marques qui n’avaient pas envie d’un tel label externe venant jauger leur vêtements… Elles étaient intéressées par nos compétences, gratuitement ; même si on n’a pas une activité lucrative, on a des frais à couvrir. Elles attendaient du tout mâché par nous, pour faire tel col, mettre des boutons aimantés. On ne veut pas arriver avec une recette magique qui n’existe pas. » Exit donc le label ! « On a développé plusieurs activités dont l’accompagnement shopping des publics handicapés, ce qui nous a ralenti. Le Covid est arrivé, on a dû arrêter cette activité très locale, maintenant on a une équipe recentrée et on a changé notre façon de travailler. On se concentre maintenant sur le lobbying et l’expertise auprès des marques. On a construit un questionnaire de 150 questions sur le choix en matière d’encolure, de textile, de facilité à enfiler, etc., sur les difficultés d’habillage c’était passionnant. On a élaboré un cahier des charges pour des marques, dont Darjelling [sous-vêtements et lingerie féminine NDLR] avec des gens sincères ; ils nous envoient des prototypes que l’on critique, on vient de finaliser un soutien-gorge destiné aux femmes opérées d’un cancer du sein. »
Muriel Robine est également critique sur la mini-collection Jules (lire plus bas) : « C’est très bien pour Roro le Costaud [influenceur NDLR] mais dans mon entourage la plupart des hommes trouvent des pantalons qui leur conviennent et ne cherchent pas de vêtements adaptés. Jules, je les ai eu en ligne il y 18 mois, la cheffe de produit voulait travailler sur le handicap, sans trop savoir. Moi j’ai répondu facilité d’enfilage, de confort, etc., j’ai évoqué la difficulté de fermer une chemise pour des hommes atteints de la maladie de Parkinson et qui ne veulent pas passer au polo. Et finalement on voit ce qu’on ne voulait pas faire ! Les marques fabriquent de l’image plus que du style. Ce qui est fou, c’est qu’au lieu d’améliorer leur produits et offres, les marques veulent créer une ligne à part pour se donner bonne conscience. Alors que les modélistes ont envie de le faire, pour mettre de l’humain dans tout ça. »
Deux collections pour les hommes
Curieusement, ce ne sont pas les femmes qui sont ciblées par les deux importants fabricants et distributeurs, Jules et Lacoste. Tous deux ont associé un influenceur à leur collection pour utiliser leur image auprès du public, le paraplégique Roro le Costaud et l’ex-nageur handisport quadri-amputé Théo Curin.
Jules s’est lancé dans le vêtement adapté avec une collection été uniquement diffusée en ligne : jean, bermuda, chemise hawaïenne, t-shirt. Ces produits résultent de la transformation de modèles existants pour les rendre confortables aux adultes vivant assis. Fabriqués en Inde et au Bangladesh, ils sont bien réalisés et finis, dans des matières essentiellement naturelles minimisant, affirme Jules, leur impact sur l’environnement. Le t-shirt est en coton doux, très frais à porter, avec une fente de 4 cm de chaque côté et un devant plus court de 3 cm pour réduire le plissement et le risque de remontée ; il est proposé uni en trois couleurs (blanc, noir, pêche) ou vert avec le slogan imprimé « Fondateur de la bonne humeur. » La chemise hawaïenne d’une coupe droite bleue foncée à motifs de palmiers imprimés blancs est en viscose (soie artificielle), également très agréable à porter.
Sa particularité est de se fermer aisément par des aimants cousus dans le tissu sous les boutons de parement qui lui donnent l’apparence d’une chemise standard, tout en étant moins légère sans que cela se ressente. Les porteurs de stimulateur cardiaque sont invités par le fabricant à prendre l’avis de leur médecin avant de porter cette chemise, du fait de la présence d’aimants sur la poitrine. Le bermuda est doté d’une ceinture élastique sur les côtés, et ferme par un simple crochet dissimulé par un bouton factice, avec une ouverture de braguette plus longue ; il est taillé pour les hommes vivant assis, l’arrière faisant poche au moyen de plis d’aisance latéraux et se relevant pour assurer un bon maintien sans pression sur le ventre. Ce procédé est d’ailleurs employé par la société allemande de vêtements adaptés Rolli-Moden depuis 25 ans. L’absence de poches et de passant arrières supprime le risque d’épaisseur de tissu pouvant occasionner rougeurs et débuts d’escarres, les poches avant sont positionnées comme sur un bermuda standard mais plus profondes et ouvertes. Pour ce vêtement, c’est un coton au toucher presque velouté qui est employé. Le jean a les mêmes caractéristiques mais dans une matière souple alliant 42% de coton, 39% de Modal et 16% de polyester. Si ces deux vêtements sont bien adaptés à la position assise, en évitant la compression des intestins et ses désagréments, la position debout n’est guère flatteuse pour le fessier…
Chez Lacoste, on propose des hauts unisexes siglés Théo Curin pour célébrer son défi de traversée du lac Titicaca à la nage réalisé en novembre 2021 et dont cette société était partenaire. La célèbre marque au crocodile a même modifié son animal fétiche pour y inclure des vagues et l’oeil du nageur ! Parmi les vêtements adaptés, tous fabriqués au Cambodge, on a pu tester le polo qui n’est plus disponible à la vente ; reprenant la forme de la célèbre chemise, ses deux boutons de col sont remplacés par deux aimants assurant une fermeture et ouverture aisée. Un avertissement aux porteurs de stimulateur cardiaque est inclus sur l’une des étiquettes papier accrochée au vêtement mais pas dans la liasse cousue à l’intérieur. Sous la bande de fermeture, un ancien slogan de 2014 : « life is a beautiful sport » (la vie est un beau sport.) Et le dos est imprimé de la carte du lac Titicaca, lieu de la dernière aventure du jeune Théo Curin qui signe d’un logo spécialement créé tous les éléments de « sa » collection.
Autre vêtement adapté, un sweat à capuche équipé de poignées cousues permettant de relever les manches ou passer plus aisément les mains ; le cordon de serrage de la capuche semble un peu plus long qu’habituellement. Là encore, la carte du Titicaca orne le dos et le flanc. Une doudoune (non testée) clôt ces adaptations, avec une tirette de fermeture éclair complétée d’une poignée pour la remonter ou la descendre en y passant la main ; en revanche, la fermeture éclair de la poche intérieure reste standard. Un t-shirt (non testé) ne présente pas d’adaptation, de même que la casquette. Lacoste a également conçu un sac à dos type trekking curieusement non diffusé en France mais qui est vendu au Canada. Lacoste envisage de travailler à nouveau avec Théo Curin : qu’en sortira-t-il pour l’habillement des personnes handicapées ?
Laurent Lejard, août 2022.