L’abbé Charles Michel de l’Épée, de son vrai nom Lespée, est né à Versailles en 1712, d’un père architecte du roi. La condition aisée de ses parents lui permet de faire des études de droit. Il devient avocat au parlement de Paris en 1733 mais abandonne sa carrière de juriste pour entrer dans les ordres. Il se heurte d’emblée avec la hiérarchie de l’Église du fait de ses penchants jansénistes. Privé d’exercer son ministère à Paris, il partage son temps entre les études et les oeuvres de charité. Il doit sa première rencontre avec les sourds à un hasard : vers 1760, le précepteur de deux soeurs jumelles sourdes venant de mourir, leur mère s’adresse à l’Abbé pour continuer leur éducation. Il est presque certain que ces jeunes filles s’étaient formées un moyen de communication gestuelle propre.
Le fait que les sourds utilisent les gestes pour communiquer n’a pas été découvert par l’Abbé de l’Épée: au siècle précédent, on avait expérimenté en Angleterre des techniques d’éducation adaptée où les gestes avaient leur place. A Amiens, vers la fin du XVIIe siècle, un sourd, Étienne de Fay, s’était même chargé de l’instruction d’enfants sourds au moyen de signes.
Toujours est-il que c’est à partir de cette rencontre fortuite que l’Abbé de l’Épée concevra un vaste projet d’éducation de masse des sourds. L’idée est simple : si l’on donne aux enfants sourds l’occasion de se regrouper en communauté dans des structures scolaires, une véritable langue gestuelle ne tardera pas à naître et à évoluer en fonction des besoins liés à la communication inter- individuelle. Quoique la langue des signes ait été élaborée par les élèves de l’Institution eux- mêmes et non par l’Abbé de l’Épée en personne, ce dernier, seul entendant, a exercé une influence certaine sur la structuration sémantique de cette langue en s’arrangeant pour qu’il y ait une équivalence forte entre les signifiés du français écrit et les signifiés gestuels.
Ce type d’enseignement commence à fonctionner dès 1760, au domicile personnel de l’Abbé et à ses seuls frais. La méthode est rapidement connue dans tout Paris et l’Abbé autorise des visites au cours desquelles des démonstrations sont effectuées par les enfants. Le roi Louis XVI en personne y assistera et consentira à des subventions et à l’attribution de locaux. La renommée de l’Abbé gagne bientôt la France entière, puis l’Europe: des établissements fondés sur ce que l’on appelle désormais « la méthode française d’éducation des sourds » se créent dans les principales villes. A la mort de l’Abbé, en 1789, une grande majorité de sourds européens en cours d’éducation sont instruits par ce moyen.
La méthode repose sur le principe suivant : les enfants sourds de naissance ou dont la surdité survient avant l’acquisition du langage oral (prélinguaux), ne peuvent avoir une langue orale comme langue maternelle. La seule langue maternelle de l’enfant sourd, eu égard aux structures d’apprentissage, aux conditions d’utilisation, à la situation même de communication, est une langue dont le signifiant est gestuel.
Le but de l’Abbé de l’Épée est de rendre les sourds, quelle que soit leur condition sociale, à la vie active, d’en faire de « bons chrétiens craignant Dieu » et de bons ouvriers : catéchisme, enseignement du français écrit, apprentissage d’un métier artisanal. Ce type d’éducation permet aux élèves, lorsqu’ils quittent l’institution, d’avoir un statut social supérieur à la moyenne des Français de l’époque. En l’espace d’une vingtaine d’années, après plusieurs contingents d’élèves sourds, il ne s’agit plus, comme lors des premières leçons, d’un simple « stock de gestes », et des difficultés croissantes se font jour dans l’enseignement.
L’idée de renforcer le contrôle sur l’évolution de cette langue vient alors à l’esprit de l’Abbé de l’Épée qui passe les dernières années de sa vie à mettre au point un ensemble de signes visant à faciliter l’accès au français écrit en modifiant la syntaxe de la langue gestuelle.
L’abbé de l’Épée soutient l’importance des gestes pour l’essor de l’intelligence d’une mémoire visuelle suppléant la mémoire auditive. Son action prouve l’éducabilité des sourds dans différents domaines car ses traités pédagogiques, publiés anonymement en 1776 et 1784 abordent déjà la lecture sur les lèvres et l’apprentissage de l’articulation chez le petit enfant sourd. Il met en garde contre les préjugés tenaces qui assurent l’indigence des signes gestuels et la supériorité de la parole comme unique moyen d’enseignement des sourds.
Gravement malade, l’Abbé de l’Épée meurt le 23 décembre 1789 après avoir reçu de l’Assemblée Constituante l’assurance que l’État prendrait en charge son établissement (installé, depuis 1794, rue Saint- Jacques). Inhumé dans un caveau de l’Église Saint- Roch, sa tombe est profanée en 1793, puis retrouvée et ornée d’un monument commémoratif en 1841, à l’initiative d’anciens élèves de l’institution parisienne. Dans l’attente de son entrée au Panthéon, ainsi que le demandent actuellement plusieurs associations par voie de pétition…
Jacques Vernes, décembre 2001.