On parle beaucoup de l’implantation cochléaire des enfants, mais rares sont les témoignages argumentés de cette réalité. Aussi le roman graphique conçu par Grégory Mahieux, professeur d’arts appliqués et dessinateur, en collaboration avec Audrey Levitre, est-il précieux. Il met en évidence la difficulté pour les parents d’obtenir une information objective et complète leur permettant de prendre une décision raisonnée pesant les avantages et les inconvénients. Cette implantation d’un matériel électronique dans l’oreille n’est pas anodin, il nécessite une intervention chirurgicale, un apprentissage, une évolution dans le temps. Mais il ouvre, d’après Grégory Mahieux, de larges possibilités de communication en restituant une audition correcte, permettant de contrôler la parole, tout en préservant la capacité de s’exprimer en langue des signes. L’auteur approfondit ici quelques aspects de sa bande dessinée publiée par Steinkis.
Question : Vous vivez depuis peu en Martinique, qu’est-ce qui vous a fait quitter votre Normandie ?
Grégory Mahieux : La Martinique, c’était une envie d’autre chose qu’un rythme de vie effréné, après tous les tracas qu’on a vécus. Cette ile m’attire depuis longtemps, même si elle est tenue par une petite élite qui fait ce qu’elle veut, fixe les prix. Par exemple, le forfait téléphone portable ressemble à celui d’il y a 20 ans ! On a décidé de franchir le pas quand Tristan a été intégré en classe ordinaire. Il est premier de la classe, la maîtresse utilise le micro de la classe sonore [système de micro émetteur dans lequel elle parle pour que l’élève l’entende dans des écouteurs NDLR], ça se passe bien, ainsi que l’intégration même avec la culture particulière de la Martinique. Tristan pourrait être déjà au collège.
Question : Vous mettez à mal l’administration de l’Éducation nationale, et également celle de l’enseignement privé catholique où vous avez enseigné et dont la direction d’établissement ne vous a pas aidé…
Grégory Mahieux : Tout est autobiographique, avec quelques scènes un peu romancées ou scénarisées, comme le dialogue avec la direction de l’Education nationale. De son côté, l’enseignement catholique n’est pas handi-friendly. Ses membres se sont reconnus, même le directeur d’établissement, physiquement ! Il y a 15-20 ans, il y avait des postes disponibles, je ne suis pas entré dans l’enseignement privé par conviction religieuse, un professeur du privé est payé par l’État. On attend d’un établissement catholique tolérance et compassion, ce n’est pas le cas. J’ai toujours été très bien noté, et ça ne plaît pas forcément aux enseignants devenus directeurs. J’assume d’avoir accentué cet aspect dans le livre, c’est une contradiction entre l’action et les beaux principes, les gens qui pratiquent le secteur privé le savent très bien.
Question : Votre famille a également dû affronter la violation du libre choix du mode de communication, pourtant reconnu par la loi, avec votre fils…
Grégory Mahieux : Avec un enseignant du CE1, ça a été assez particulier. Tristan appréciait la langue des signes, mais le but de l’implant cochléaire est d’oraliser. La langue des signes venait en second plan. Mais dans cette classe, Tristan n’oralisait pas, il devait uniquement s’exprimer en langue des signes. Le professeur le décourageait en lui disant qu’il parlait mal et qu’il devait signer ! Malgré les remarques au fil du temps, l’enseignant disait ‘oui-oui’ et faisait ce qu’il voulait. La direction n’agissait pas, jusqu’à ce que je menace et là, j’ai compris que d’autres parents étaient dans la même situation. C’est en menaçant qu’on a obtenu des résultats… Même si c’était du bluff en partie, je l’aurais fait. Je n’aime pas le conflit, il y a des choses que je laisse passer pour moi-même, mais pour mes enfants, non ! Et on prend des risques avec l’implant, on manque de recul : le risque de rejet, de tumeur, ou autre. Il y a une appréhension de l’après, du plus tard. Pour Tristan, c’est une vraie réussite, ce n’est pas le cas de tous les enfants. Pour certains, l’implant arrive trop tard, ou les difficultés résultent de leur environnement.
Question : Malgré ces incertitudes, vous relatez que l’implant cochléaire est une réussite pour votre fils…
Grégory Mahieux : Tristan a pris conscience qu’entendre lui était nécessaire. Et il nous a dit qu’on avait bien fait de réaliser le livre. Il pratique une langue des signes de jumeaux, avec son frère, ses copains, ils discutent comme ça avec son frère quand on lui dit de se taire. L’implant est étanche, il peut se baigner, parfois il ne le met pas, on utilise des signes, le Langage Parlé Complété, la lecture labiale.
Question : Et, cela semble incroyable, Tristan joue du violoncelle !
Grégory Mahieux : Ça a été la grosse surprise. On a vécu à la campagne, mais à 30-40 km d’une ville ça limite les activités extrascolaires. Quand on s’est rapprochés de Rouen, Tristan a été attiré par le violoncelle, la scène du roman est exacte. Le ressenti de la musique varie selon les implantés. La première année, il n’a pas fait de violoncelle, il nous en a parlé, on l’a inscrit, il a appris le solfège et maintenant il adore l’instrument. Il entend parfaitement les notes justes ou fausses. Depuis qu’on est en Martinique, il n’a pas poursuivi mais on cherche un professeur.
Question : En quittant la Normandie, vous avez laissé derrière vous les difficultés quotidiennes et les tracasseries administratives ?
Grégory Mahieux : L’histoire continue avec la Maison Départementale des Personnes Handicapées, le Rectorat, une secrétaire bloque mon épouse pour changer de poste… Le dossier MDPH traîne depuis un an, sans aucune réponse. Et ça, c’est pour tout le monde à la Martinique. Ce qui m’énerve par-dessus tout, c’est que le mot handicap est récent, il signifie un poids supplémentaire, je ne comprends pas que l’Administration ajoute du poids en plus. Alors qu’il y a de l’argent, il manque de la volonté, enseignants, MDPH, directeurs qui ne font pas l’effort. Et les choses pourraient bien se passer. Pourtant, quand on est arrivés en Martinique, il y avait moins d’agitation, de stress. L’institutrice est arrivée juste pour la rentrée, tout s’est déroulé assez naturellement. En Normandie, j’ai vécu l’expérience d’une élève sourde en BEP secrétariat. On ne m’avait rien expliqué d’autre que montré un dessin animé sans le son ! J’avais aussi une élève malvoyante, sans être formé à la malvoyance. Je n’avais pas compris qu’elle ait été orientée dans le secrétariat. Mais tout le monde est content, c’est une élève handicapée en intégration, même si ça ne marche pas, elle a abandonné avant le bac professionnel.
Question : C’est toute cette expérience de vie dont vous vouliez témoigner ?
Grégory Mahieux : On voulait avec le livre appuyer sur l’aspect individuel, accompagné par un professionnel ouvert. Peut-être qu’on est beaucoup à charge, mais j’en ai marre que ça se passe comme ça. Des personnes ont été très positives, peut-être qu’on ne l’a pas assez montré. Et on donnera peut-être dans dix ans la version de Tristan…
Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2017.
Tombé dans l’oreille d’un sourd, par Grégory Mahieux et Audrey Levitre, éditions Steinkis, 20€ en librairies.