« On arrive aujourd’hui à une étape essentielle qu’on attendait depuis de longues années ». Un an après cette déclaration fracassante de Jérémie Boroy, président de l’Union nationale pour l’insertion sociale des déficients auditifs (UNISDA) mais surtout artisan du service de centre-relais des conversations téléphoniques, le bilan est plutôt mitigé. Créé par la loi pour une République numérique, ce service lancé le 8 octobre 2018 se décompose en fait en deux applis sur téléphones mobiles ou tablettes équipées d’une carte SIM. 2.417 personnes l’ont utilisé au premier trimestre 2019 sur les 500.000 empêchées d’utiliser le téléphone. Elles ont effectué 10.719 conversations téléphoniques, à 87% en Langue des Signes Française, pour 761 heures de communication : les usagers n’ont consommé que moins du tiers de leur crédit mensuel d’une heure d’appel gratuit avec LSF, transcription ou Langage Parlé Complété. Ce dernier mode de communication est d’ailleurs marginal, 19 utilisateurs pour une durée de 2 heures 50 seulement. Ce bilan communiqué fin juillet par l’Autorité de régulation des télécommunications (ARCEP) s’accompagne d’indicateurs montrant la médiocre fiabilité des services assurés par RogerVoice pour trois gros opérateurs téléphoniques (Bouygues, Orange et SFR) et Deafi pour Free : 41% des appelants en LPC annulent leur appel faute de prise en charge dans un délai raisonnable, 21% pour la LSF et 17% concernant la transcription.
Trop tardifs pour les Sourds et malentendants, utiles pour les autres
Le bilan du second trimestre est plus décevant encore : 2.157 utilisateurs mensuels (-11%) avec une augmentation de 8% des pratiquants de la LSF et un effondrement des usagers de la transcription, -61%. L’ensemble représente 616 heures de communication mensuelle (-19%) soit 17 minutes consommées sur l’heure mensuelle gratuite de communication. La durée des conversations en LSF stagne, chute pour le LPC (-28%) et la transcription s’effondre (-78%). On sait que de nombreux usagers de cette dernière déplorent la piètre qualité du mode automatique privilégié par les applis, ce qui explique la nette désaffection de ce mode de communication. Toutefois les indicateurs publiés par l’ARCEP ne détaillent pas la part respective des modes, automatique et manuel, et si ceux du 2e trimestre intègrent les communications adaptées à la surdicécité (CAS) et à l’Aphasie (CAA) c’est avec des cases vides : « Certaines prises en charge (aphasie et surdicécité) ne sont pas encore opérationnelles », justifie l’ARCEP dans ses Indicateurs Accessibilité, et dont la porte-parole précise : « En ce qui concerne la surdicécité et de l’aphasie, nous comprenons que leur prise en charge est plus complexe que la LSF et la LPC, les problèmes liés aux normes ou encore à la formation des interprètes pouvant en être une raison potentielle. »
Plus globalement, on peut s’interroger sur la pertinence en 2019 des deux centres-relais créés après de multiples tergiversations, expérimentations et refus, en se rappelant ce qu’écrivait le très regretté Marc Renard en avril 2014 : il estimait que l’évolution des modes de communication des Sourds rendait obsolète la création d’un centre-relais des conversations téléphoniques qui ne correspondait plus qu’à des besoins limités. Privées de l’usage du téléphone, à la différence des Américains par exemple, les personnes sourdes communiquent par SMS, vidéo, chat, messenger, etc. Ce sont d’autres publics qui peuvent trouver de l’intérêt dans un centre-relais, les personnes sourdaveugles ou aphasiques, mais paradoxalement leurs besoins spécifiques ne sont pas couverts par les applis RogerVoice et Deafi.
Sous-traitance en cascade et chaîne de déresponsabilisation
Quelles actions conduit l’autorité de régulation auprès des deux opérateurs défaillants ? « Le rôle de l’Arcep est de contrôler la mise en oeuvre par les opérateurs de communications électroniques de leurs obligations en matière d’accessibilité, justifie sa porte-parole. Elle n’a pas de compétence sur les sous-traitants mentionnés. » Petit problème, tous les opérateurs (sauf Free) ont sous-traité à la Fédération Française des Télécommunications (FFT qui privilégie une communication dirigée et refuse de répondre à toute question) dont ils sont membres la création de leur centre-relais qu’elle a elle-même sous-traité à RogerVoice auquel Deafi sous-traite la transcription : cette sous-traitance en cascade « c’est pas moi c’est l’autre » risque de compliquer les discussions, D’autant plus que l’Etat a, théoriquement, un rôle à jouer : « Etablir un référentiel pour les usages spécifiques liés aux aphasiques et sourds-aveugles ne relève pas de la compétence de l’ARCEP, tout comme établir le plan de formation des métiers, conclut sa porte-parole. Cela relève du Gouvernement. » Gouvernement qui ne s’engage guère, comme le montrent les réponses du Secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées, à lire plus bas. Outre une tendance à se décharger des responsabilités que lui confie la loi et son décret d’application sur les opérateurs et une fondation, on y apprend notamment que les administrations de l’Etat vont déployer des solutions de communications ignorant les administrés sourdaveugles ou aphasiques.
Aphasiques et sourdavaugles délaissés
Le premier bilan comportait une lacune de taille : les usagers sourdaveugles ou aphasiques n’y figuraient pas, ce qui pourrait sembler normal puisque lors de leur lancement il y a un an, les applis ne prenaient pas en compte leurs besoins spécifiques. Ce dont leurs représentants associatifs s’étaient émus dans une tribune diffusée trois mois après le lancement des centres-relais RogerVoice et Deafi. Et depuis ? « Rien n’a été fait pour les personnes aphasiques, déplore le président de leur Fédération nationale d’associations (FNAF), Jean-Dominique Journet. Il n’y a pas d’opérateurs formés sur l’aphasie. » Il s’en est étonné en alertant par courrier dès le 5 août dernier le président de l’ARCEP qui, sept semaines après, ne lui a toujours pas répondu. « Il n’est fait aucune mention de ce service et du retard constaté dans sa mise en oeuvre, écrivait Jean-Dominique Journet, que ce soit en terme d’interface (vidéo-texte-pictos) qui n’existe pas à jour à notre connaissance, ou que ce soit en terme de formation des agents dédiés à ce service, et ceci malgré l’ouverture depuis maintenant 2 ans d’un Diplôme Universitaire [dans lequel] aucun des opérateurs de téléphonie ou de relais téléphonique n’a inscrit d’agent. »
S’il y a eu des discussions sur l’adaptation aux usagers aphasiques de l’appli RogerVoice (dont le patron, Olivier Jeannel, oppose une fois de plus une fin de non-recevoir à toute question) elles n’ont été suivies d’aucun développement. Pour sa part, le service assuré par Deafi pour Free ne s’y intéresse pas, ce que l’opérateur confirme : « Effectivement, Deafi se positionne en tant qu’expert de la relation client adaptée aux personnes sourdes ou malentendantes. A ce jour, justifie sa porte-parole, il n’existe pas de référentiel concernant les usages spécifiques liés aux aphasiques et sourds-aveugles. » Visiblement, Deafi n’est pas informé de la formation universitaire mentionnée par Jean-Dominique Journet : « Nos usagers ne comprennent pas pourquoi ils ne se passent plus rien depuis l’expérimentation Origo [de 2014-2015], conclut-il. Ils souhaitent aussi utiliser le service depuis un iPad classique (sans carte SIM) et depuis un ordinateur. » Ce que les opérateurs refusent : il leur faudrait alors créer plus qu’une simple appli sous-traitée.
Entreprises et administrations à la traine
Si le lancement des applis a occupé tout le terrain médiatique l’an dernier, la loi obligeait également les entreprises réalisant plus de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires ainsi que les services administratifs de l’Etat à proposer un centre d’appel adapté aux personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles ou aphasiques. « Sur les 1.500 entreprises concernées, affirme Audrey Sangla, directrice de la communication de l’opérateur spécialisé Elioz, 10% sont aujourd’hui équipées d’une solution d’accessibilité pour leurs clients sourds et malentendants. » Là encore, les solutions proposées par cette société et ses concurrents ne prennent pas en compte les usagers sourdaveugles ou aphasiques. De son côté, Deafi affirme accompagner une centaine de sociétés, avec une particularité : entreprise adaptée, elle emploie plus de 80% de vidéo-conseillers sourds ou malentendants « afin qu’ils répondent directement aux clients sourds ou malentendants des entreprises partenaires », soit une centaine de marques.
L’une d’entre elles, Enedis, a reçu 80 appels par mois depuis la création de son service, en avril dernier : « Environ 75% des clients ont utilisé le canal ‘Langue des Signes Française’ et 25% le système de ‘transcription texte automatique’ de Roger Voice, explique la porte-parole d’Enedis. Très peu de sollicitations nous sont parvenues en ‘Langage Parlé Complété ». Avant de faire son choix, Enedis a consulté les différents prestataires : « Aucun ne semble aujourd’hui être en mesure de prendre en charge l’accompagnement des sourds-aveugles. De même, la prise en charge des aphasiques nécessite un savoir-faire complémentaire qui commence à peine à se structurer. Nous resterons naturellement attentifs à ce point dans nos échanges avec notre partenaire actuel. »
Du côté des services publics, il est particulièrement compliqué d’identifier ceux qui proposeraient une communication adaptée aux usagers sourds ou malentendants : aucune liste n’est établie. Les premiers centre-relais sont anciens, antérieurs à cet article de juin 2004, et l’Etat avait même lancé il y a 14 ans une expérimentation (lire l’actualité du 21 avril 2005) dans une dizaine de préfectures. Actuellement, aucune de ces dernières ne propose de centre-relais. Comme d’habitude en matière d’accessibilité, les services de l’Etat sont très loin d’être exemplaires.
Une offre commerciale qui doit s’adapter
On aurait pu penser que la création obligatoire de services d’accueil téléphonique adaptés allait générer un important afflux d’activité pour les quatre sociétés spécialisées dans la relation clients. « En effet c’est un marché important qui doit aujourd’hui faire face à des problématique de ressources humaines afin de pouvoir répondre à toutes les demandes, tempère Caroline Mitanne, fondatrice et présidente de Sourdline. Cette obligation rassemble une grande diversité de situations particulières et individuelles, ce qui demande aux acteurs du marché une grande capacité d’ajustements et d’innovations afin de répondre efficacement aux besoins de chaque entreprise demandeuse. » Les services consommateurs de 41 sociétés que Sourdline adapte ont été appelés 27.500 fois par 8.900 usagers sourds ou malentendants ces douze derniers mois, ce qui représente en moyenne 2,5 appels par entreprise cliente chaque jour de fonctionnement. Toutefois Sourdline ne travaille que pour les Sourds signants utilisant la LSF pour communiquer : « Notre outil a été construit sur celle-ci 10 ans avant la loi. Nous travaillons à l’adapter. Nous avons des appels de sourds malvoyants type Usher auxquels nous savons répondre. Concernant l’aphasie, ce sont des situations au cas par cas. Il n’y a pas une typologie d’aphasie mais une par individu concerné. » A écouter Caroline Mitanne, il serait impossible de proposer une communication téléphonique alternative aux personnes aphasiques alors que leur fédération agit pour qu’elle existe.
Chez l’opérateur Acceo, la réponse est catégorique : « Nos prestations sur ces sujets comme sur les autres sont conformes aux textes applicables. » A voir… Par ailleurs, l’obligation légale ne semble pas mobiliser entreprises et administrations, contrairement à ce qu’on aurait pu penser. « La loi est une chose, la mobilisation en est une autre, poursuit la porte-parole d’Acceo. Beaucoup d’établissements se mobilisent et ont conscience de leur obligation, pour autant nous (au sens collectif) sommes loin d’une généralisation. » Un propos partagé par Deafi : « Il est vrai que la loi est un levier indéniable pour motiver les entreprises à rendre leurs services clients accessibles, et des acteurs importants se sont ainsi mis en conformité au cours de cette première année. Nous attendions néanmoins davantage de sollicitations, et nous espérons que les 1 an de la loi permettront de mettre le sujet à l’ordre du jour. »
PS d’un lecteur : « En fait, la transcription écrite proposée par RogerVoice, c’est celle de Google. La transcription écrite avec opérateur humain de RogerVoice est assurée par AVA. Je croise de plus en plus de gens, qui partant à l’étranger dans des régions exotiques, Chine, Japon, etc. utilisent Google Translate, qui fonctionne sur la transcription automatique de Google (sur laquelle s’appuie RogerVoice). Par ailleurs, beaucoup des vidéos Youtube en anglais sont sous-titrées automatiquement, et ça marche plutôt bien. Finalement, les utilisateurs futurs des téléphones relais ou équivalents sont… des gens normaux maitrisant l’anglais. »
Présent lors du lancement des centre-relais le 8 octobre 2018, le Secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées (SEPH) s’exprime sur le bilan de leur première année d’activité et leur évolution.
Question : Le bilan des six premiers mois publié par l’ARCEP témoigne d’une faible utilisation des deux centres-relais, avec un quota d’heures de traduction peu consommé, comment l’analysez-vous ?
SEPH : L’accessibilité téléphonique est un droit enfin effectif depuis une année et c’est une avancée importante qu’il convient de rappeler. La montée en charge du recours à ce dispositif est progressive et le nombre d’utilisateurs également, ce qui est un signe encourageant. Gardons à l’esprit qu’Il s’agit pour les personnes sourdes et malentendantes de s’approprier un nouvel outil de communication et que cela ne se fait pas en un jour. Il faut continuer d’informer, de communiquer, d’accompagner sur ce nouveau service.
Question : Pourtant, les deux centres-relais RogerVoice et Free (sous-traité à Deafi) ne prennent pas en compte les besoins spécifiques des usagers sourdaveugles ou aphasiques…
SEPH : L’article 105 de la loi pour une République numérique prévoit une obligation pour les opérateurs de fournir une offre de services de communication accessible aux personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles et aphasiques. Dans les faits, les opérateurs de téléphonie ont fait preuve d’une démarche volontariste pour répondre à l’obligation dans les temps impartis. Il reste encore en effet des difficultés à surmonter notamment vis-à-vis des utilisateurs sourdaveugles et aphasiques. Ces difficultés sont d’ordre technique et liées à des enjeux de ressources humaines. De nouvelles professions doivent émerger et les formations diplômantes ne trouvent pas toujours leur public. Cette année un Diplôme Universitaire n’a pas pu ouvrir à Toulouse pour former les futurs médiateurs à la communication avec les utilisateurs aphasiques, faute de candidat. Des acteurs mènent des initiatives intéressantes. Ainsi la fondation pour l’Audition souhaite impulser une dynamique sur ces questions et soutenir une campagne de communication sur les métiers de la communication accessible et les formations y conduisant.
Question : Concernant les entreprises dont le chiffre d’affaires supérieur à 250 millions d’euros les assujettit à cette obligation pour leur service consommateurs, 10% seulement ont créé ou sous-traité un centre-relais visant les clients sourds ou malentendants et ignorant les besoins de ceux qui sont sourdaveugles ou aphasiques.
SEPH : Ce constat est sans aucun doute le résultat d’un manque d’information tant sur l’obligation elle-même que sur la connaissance des solutions à mettre en oeuvre. L’Etat à travers la Direction Générale des Entreprises va relancer une information auprès de l’ensemble des entreprises grâce à ses différents canaux de communication. Tous les acteurs se mobilisent également, les Chambres de Commerce et d’Industrie, le Medef auprès de leurs adhérents pour faire passer l’information. Cette mise en accessibilité indispensable à l’autonomie des personnes sourdes ou malentendantes ne doit pas être perçue comme un coût supplémentaire pour les entreprises mais comme une opportunité de s’ouvrir à une nouvelle clientèle.
Question : Peu de services administratifs de l’Etat et de ses agences ont créé un centre-relais, sans prendre en compte les administrés sourdaveugles ou aphasiques; là encore, qu’en pensez-vous ?
SEPH : L’Etat et ses opérateurs sont confrontés aux mêmes difficultés techniques que les opérateurs de téléphonie. L’Etat a recours à un marché public pour déployer progressivement la solution de mise en accessibilité de ses services d’accueil téléphonique. L’ensemble des ministères se sont impliqués et sont aujourd’hui dans une phase de déploiement. La solution permet aujourd’hui, la Transcription Instantanée de la Parole, la visio-interprétation LSF (Langue des Signes Française).
Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2019.