Suie et salive sur bout de carton, cette technique témoigne de l’urgence créatrice de James Castle. A sa mort à 78 ans en 1977, ce fermier américain a ainsi laissé des dizaines de milliers de dessins, alphabets, peintures, collages qui, aujourd’hui, en font un artiste important dans la création du XXe siècle ; n’a-t-il pas une trentaine d’années avant Andy Warhol dessiné et décliné la célèbre boite de soupe Campbell ? Précurseur, explorateur de techniques nouvelles, le travail de James Castle n’a quitté les frontières de son Idaho natal que dans les dernières années de son existence, et il reste encore largement incompris des Sourds américains, selon Brigitte Lemaine qui s’est rendue sur place pour recueillir le témoignage de parents et de l’équipe de la James Castle Collection and Archive qui gère les oeuvres et les numérise. « J’ai découvert l’oeuvre de James Castle par une amie peintre de New-York, Vicky Colombet. Elle m’a envoyé le catalogue d’une exposition de 2002, Structures. Il est délicat de définir son travail selon une approche française, aux USA on parle d’Outsider Art, hors les normes, que les artistes aient fait des études ou pas. » C’est d’ailleurs le cas de James Castle qui a probablement appris les bases du dessin et à fabriquer ses propres cahiers et carnets pendant sa poignée d’années d’école. Il a mis au point un système de dessin qui résiste au temps, à la lumière, et fabriquait lui-même ses couleurs, avec des décoctions de terre, fleurs, minéraux.
James Castle est né et vivait à Garden Valley, un village de 400 habitants à une heure de route au nord de la capitale de l’Idaho, Boise. Un nom francophone pour une ville qui compte un quartier basque, nombre de français sont venus coloniser la contrée au XIXe siècle. C’est à Gooding, à trois heures de route, que James Castle est allé à l’école des Sourds avec sa petite soeur également Sourde; tardivement, en 1910, parce que l’établissement venait juste d’ouvrir, James avait alors 11 ans. Comme partout, l’enseignement était oraliste et le jeune garçon a été marqué par le casque audio sur les oreilles envoyant des sons incompréhensibles, et l’interdiction de signer. « J’ai capté l’impossibilité de respirer avec tous les vêtements cousus serrés, commente Brigitte Lemaine. Il représente ses camarades tête carrée sans oreilles, mains dans les poches, ils devaient être rudoyés, empêchés de signer. James Castle n’est pas sans langage, il a la langue des signes, ses dessins, il communique avec les autres Sourds, dactylologiait très bien ce qui veut dire qu’il savait écrire les mots. Dans le dessin, son écriture, il y a une réflexion, une voix silencieuse, dans les alphabets il inclut des bouches, des yeux, de l’humour, l’expression du visage compte. » Il a en effet multiplié les dessins stylisés des lettres de l’alphabet sur ses propres carnets de feuilles de papier de récupération cousues, et sans doute créé ses propres fontes de caractères aussi belles et nettes que de l’imprimerie. « Son travail est pensé, poursuit Brigitte Lemaine, il est précurseur du lettrisme, du pop art en détournant l’image des magazines. Il est très critique de la place de la femme qui sert un verre de bière et pleure, critique aussi de la culture américaine, il est conceptuel et minimaliste, avec un travail sur la couleur tout à fait abstrait, du collage. On sait que Jasper Johns a collectionné des oeuvres de James Castle. » A-t-il influencé la création de ce peintre néo-dadaiste toujours vivant ?
Si les galeristes, conservateurs et amateurs d’art reconnaissent aujourd’hui le travail de James Castle au point que ses oeuvres peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de dollars, de son vivant il n’était connu que dans l’Idaho. « Il fallait le faire sortir du ghetto pour entrer dans l’art contemporain, reprend Brigitte Lemaine. Il a commencé à vendre dans les années 60. Il était connu localement, sans que les gens voient l’aspect chercheur, et c’est un neveu qui faisait des études de graphisme qui a découvert l’oeuvre. Mais l’obligation pour James Castle de signer ses créations a fait que ça s’est arrêté là. Il était loin d’imaginer que ses œuvres iraient dans des musées. » Quant au milieu sourd, il est encore frileux : « Les Sourds de l’université Gallaudet sont gênés par la personnalité isolée et présumée autiste de James Castle, ils ne veulent pas y être associés, ont peur de l’étiquette « handicap mental. » Les Sourds sont dans les deaf studies, la création militante, la dénonciation ; je leur montre qu’il y a des références à la langue des signes chez James Castle, ce qui fait qu’ils l’adoptent petit à petit. Un grand artiste est indépendant, il crée ses formes de langages et d’expression. »
Quelques thèmes Sourds dans l’oeuvre de James Castle, extraits de l’exposition itinérante élaborée par Brigitte Lemaine grâce à des fac-similés.
Le regard typiquement sourd
- Les sourds utilisent l’observation pour remplacer les sons. L’oeil cherche à comprendre le monde en regardant en profondeur et derrière les choses. D’où le découpage des lieux et des dimensions plus ou moins rapprochées-éloignées de ses dessins.
Langue des signes américaine (ASL) ou autres langues des signes
- Répétition : dans la langue des signes américaine (et française), le même signe est répété pour accentuer certaines idées. Thématique répétée des toits, des escaliers, des chaises…
- L’oeil cinématographique : dans la langue des signes américaine, l’oeil cinématographique définit la scène – avec des plans larges et serrés sur différents axes – la 3D, comme dans un film. La langue des signes américaine influence également différents gros plans définissant l’espace et la position – de la même manière que la mise au point avec un objectif de caméra.
La culture Sourde
- Les portes fermées : dans la culture des Sourds, il y a beaucoup d’histoires et de blagues au sujet des portes parce que les personnes sourdes ne peuvent pas entendre ce qui se passe de l’autre côté d’une porte fermée.
- Mathématiques et intelligence visuelle : des grilles, des kaléidoscopes et autres figures mathématiques apparaissent dans de nombreux dessins et livres de Castle. Mais c’est aussi l’emploi de son « intelligence visuelle » qui a développé sa pensée dans l’espace. En effet, selon des recherches chinoises et américaines, l’intelligence visuelle est davantage exploitée par les mathématiciens, les architectes, les joueurs d’échecs et ceux qui pratiquent la langue des signes comme les sourds.
Laurent Lejard, décembre 2020.
James Castle (1899-1977), la voie silencieuse, documentaire de Brigitte Lemaine édité par Fotofilmécrit. 82 minutes, DVD version anglaise et langue des signes américaine (ASL), sous-titres français, livret illustré, en bonus un entretien avec Anna Mindess « Interculturalité et interprétariat ASL ». 30€ chez l’éditeur.