Question : Le journal de mes oreilles, c’est un récit qui vous a fait entrer dans la malentendance ?
Zoé Besmond de Senneville : C’est plutôt la malentendance qui m’a fait entrer dans le récit ! L’otospongiose, les gens n’en parlent pas parce que c’est une affection assez traumatisante. J’ai rencontré des professionnels qui m’ont amené à ne pas en parler, à cacher ma surdité, à utiliser des appareils qui ne se voient pas.
Question : Cette affection ne peut pas être soignée ?
Zoé Besmond de Senneville : Elle s’opère dans certains cas, avec une guérison pour certains et pas pour d’autres. L’os de l’étrier est remplacé par une pièce en titane lorsque l’otospongiose n’atteint que l’oreille moyenne. Chez moi, elle touche également l’oreille interne.
Question : Dans votre récit, on sent une révolte contre cette situation, ce mal qui vous tombe dessus le jour de vos 25 ans.
Zoé Besmond de Senneville : Je n’étais pas préparée, c’est ce qui me révolte. Je n’ai pas été accompagnée, j’ai consulté je ne sais combien de soignants qui ont posé des diagnostics, proposé des appareillages, mais sans aucun accompagnement. Au passage à l’âge adulte, c’est vraiment traumatisant. J’arrivais en pleurs, ils me laissaient partir comme ça, sans m’informer sur des associations, que je pouvais me faire accompagner par telle personne ressource, rien n’est proposé et je trouvais cela scandaleux. J’étais fatiguée, choquée, c’est plus tard que j’ai pris conscience de cet abandon. J’ai fait comme j’ai pu, à la limite du burn-out au moment où j’ai perdu mes appareils auditifs ; c’est là, quand j’ai écrit mon récit, que je me suis rendu compte que ce n’était pas normal, qu’il y avait des lacunes, pas d’accompagnement. C’est pour cela que le podcast que j’ai réalisé et publié en mai 2020 a eu autant d’écho, sans avoir cherché à le populariser. Les gens se sont reconnus, beaucoup souffrent de leur perte auditive et de leur appareillage. Mais on en parle si peu que personne se résout à le ressentir. C’est comme si la souffrance que l’on vit n’est pas légitimée par une seule parole. Quand je l’ai écrit, je ne me suis pas dit que j’avais une vérité mais j’exprimais ce que je vivais. Quand j’ai vécu la malentendance, j’ai eu l’impression d’être une enfant gâtée faisant des caprices, une rebelle qui remet en question. Mais en fait, dans la gestion des troubles auditifs, le rapport à l’audioprothèse, je ne comprends pas pourquoi on n’aide pas les gens, on n’oriente pas vers des associations, il faut faire le travail seul.
Question : Donc, un traitement médical par appareillage, pas de conseils, pas de prise en compte de la globalité de la personne, de sa vie, des répercussions psychologiques, intellectuelles, mentales ? On vous laisse le découvrir seule ?
Zoé Besmond de Senneville : Complètement. Tous les impacts qu’a un appareillage au niveau de la sensibilité et de la fatigue, on ne m’en a pas parlé. C’est un truc de fou ! J’avais l’impression au début que l’appareillage est quelque chose de réservé aux vieilles personnes, que je le cacherai et que le problème allait être résolu facilement. Pour cette honte de porter un appareil auditif. Mais au niveau de ce qu’il allait faire à mon corps, les répercussions dans ma vie, rien, zéro ! Et pourtant j’ai consulté plusieurs ORL, dans des hôpitaux réputés, des cliniques semi-privées qui coûtent parfois cher, des audioprothésistes qu’on m’a conseillés comme étant les meilleurs. Un grand spécialiste m’a donné une feuille avec des recommandations à suivre pour ne pas endommager mes oreilles, les médicaments à ne pas prendre, j’ai trouvé ça bien ; les quatre ou cinq médecins consultés auparavant ne l’avait pas fait. Mais ce n’était pas un accompagnement psychologique. Et on sait que le niveau d’oestrogènes influe sur la perte auditive, les femmes sont assez exposées avec la pilule contraceptive. J’explore actuellement cet aspect hormonal dont j’entends parler depuis trois ans, aucun médecin ne m’a dit de faire un bilan hormonal, des analyses endocriniennes. Il a fallu que je trouve moi-même une endocrino, c’est délirant !
Question : En tant que modèle, une malentendance ne vous affecte pas mais en tant qu’actrice, comment parvenez-vous à compenser et pallier ?
Zoé Besmond de Senneville : C’est compliqué. Pour l’instant, j’ai arrêté et je ne sais pas comment je vais reprendre mon activité d’actrice. Le livre et sa sortie m’ont permis de travailler sur un projet que je veux poursuivre en reliant mes différentes pratiques artistiques, en le faisant vivre sur scène. Le métier d’actrice m’a beaucoup appris, il est extrêmement formateur, permet de se confronter à son corps, au regard des autres et de savoir où on en est. Maintenant, ce n’est pas un métier dans lequel je m’épanouis énormément : je suis quelqu’un d’assez créatif, et le métier d’actrice n’est pas très créatif. Mais ce problème d’audition m’invite à choisir mes projets, les gens avec lesquels je travaille, trouver des solutions, m’adapter ; un grand groupe, un petit groupe, ça change tout dans la communication. Le métier d’actrice est aussi une compétition, pour être prise lors d’un casting, être la meilleure, et concrètement je ne peux plus jouer cette compétition-là, je ne suis plus la meilleure. En même temps, c’est pas mal : je préfère qu’on me prenne parce qu’on a reconnu ma sensibilité, une histoire que je peux raconter.
Question : Vous parvenez toujours à maîtriser votre voix, votre élocution, où vous avez déjà remarqué que vous parliez plus fort ?
Zoé Besmond de Senneville : C’est vrai, je peux être amenée à parler plus fort. Je pense que ce sont des repères à prendre dans une équipe et un espace donnés. Ce qui a été perturbant, c’est que j’ai perdu tout d’un coup l’audition puis la perte de mes appareils, j’étais perdue dans les repères que j’avais pour ma voix. Cela fait un moment que je n’ai pas travaillé comme actrice, je ne sais pas exactement où j’en suis mais je pense avoir des repères assez stables et j’ai la possibilité de maîtriser ma voix.
Question : Dans votre livre, vous criez « le mot handicap m’arrache la gueule ! »
Zoé Besmond de Senneville : Oui. J’ai trouvé ça extrêmement violent. Quand j’ai demandé mes appareils chez les prothésistes, tout de suite il a fallu faire un dossier à la Maison Départementale des Personnes Handicapées et le plus vite possible, parce que ça prend un certain temps. Je n’avais pas une bonne mutuelle, qui aurait tout changé. Du coup, remplir des papiers, aller à la MDPH, et au Pôle Emploi handicap, j’ai trouvé ça assez traumatisant. Je ne comprenais pas, j’avais l’impression que quelque chose me manquait, que c’était très stigmatisant de devoir faire des demandes à des structures très particulières où tous les handicapés sont rassemblés parce qu’il leur manque quelque chose, et que du coup, ils doivent être aidés. Moi ça ne m’a pas aidé dans mon parcours, j’ai trouvé cela tellement lourd qu’on me dise que je ne pouvais plus travailler, invalide, défectueuse en fait. Alors qu’en fait, avoir un handicap, au niveau physique c’est plutôt une épreuve de force, une possibilité de gagner de la richesse, je ne comprends pas qu’il n’y ait pas davantage d’échanges, de communautés moins refermées sur elles-mêmes « moi j’ai un handicap, toi tu n’en as pas, mais mon handicap m’apprend beaucoup ». J’ai l’impression que les gens dits normaux ne veulent pas voir les handicapés parce que ça leur fait peur et les gens handicapés doivent se dire que c’est horrible ce qu’ils ont. C’est l’impression que j’avais quand j’ai commencé le parcours.
Question : C’est ce que vous avez su faire en transformant votre entrée en malentendance en podcast qui est devenu un livre publié par un grand éditeur, Flammarion…
Zoé Besmond de Senneville : Je ne peux pas l’expliquer, j’ai un peu halluciné, je croyais à une blague comme je le raconte dans mon récit. C’est formidable, un vrai cadeau.
Question : Pour vous aussi le handicap est une force ?
Zoé Besmond de Senneville : Complètement. Certains jours, il se passe des choses chouettes, c’est une force. Mais cela fait un an qu’on est confinés, on porte des masques, avec distanciation sociale, et dès qu’il y a quelqu’un masqué qui ne parle pas fort, je n’entends pas et commence à en avoir ras-le-bol. Dans ces moments-là, je me dis « rendez-moi mes oreilles ! »
Laurent Lejard, avril 2021.
Journal de mes oreilles, par Zoé Besmond de Senneville, éditions Flammarion, 15€ en librairies, 10,99€ au format Epub et Pdf.