Sourd Réalisme s’ancre dans ses impressions brutes – « du brutal » aurait dit Audiard – baignées ici de tendresse et d’humour entre coups de gueule ou chagrins, les épreuves faisant toujours réagir son auteure pour préserver le meilleur de ce qu’il faut en retenir. Un art parfois surréaliste qui renvoie l’« ab-surdité » dans ses buts. Agnès Fédrizzi, aux multiples talents et artiste dans l’âme, a la drôlerie charmeuse d’une Shirley Mac Laine dont elle affiche les mêmes taches de rousseur et les yeux clairs pétillants. Elle livre les tranches d’une vie avant tout profondément humaine, plus encore que sourde, en forme de vignettes qui alternent en vis-à-vis textes et images : les mots inspirent dessins et peintures de tous styles et de toutes techniques, quand ce n’est pas l’inverse. L’expression multiforme qui fait vibrer et résonner les couleurs fuse spontanément, voire contradictoirement comme la vie elle-même, ou se pose en réflexion construite d’expériences.
Une partie de la génération qui a connu les situations de surdité des années 1960-1990 en Île-de-France se reconnaîtra dans son témoignage bigarré qui fait écho à celui de Marc Renard, Le Fils de Thot (Éditions du Fox, 2016), trop tôt disparu début 2016. Années fabuleuses de transition dont ils ont souvent été les pionniers, en première ligne sur tous les fronts, bousculant les préjugés sur la surdité à force de compétence, de volonté et d’énergie, évoluant eux-mêmes en nuançant l’oralisme alors dominant, coûteux en temps et en efforts (ré)éducatifs, mais sans lequel ils n’auraient pu accomplir leur parcours à l’époque. Tout en dénonçant injustices et frustrations sociales récurrentes, ils ne s’y arrêtent pas, peuvent aussi en rire pour mieux tenir le cap qu’ils ont choisi. Quelques-uns comme Agnès, suffisamment armés, s’engagent, parallèlement à leur activité, en faveur de tous les Sourds ou plus généralement auprès des plus démunis.
Joyeusement rebelle ou politiquement diplomate et résiliente, elle a réalisé ce qu’on lui disait impossible, avec le soutien de parents compréhensifs qui entretenaient l’amour de la vie, l’espérance au-delà de l’angoisse, quand d’autres n’avaient pas cette chance. Certains professionnels de l’éducation, spécialisés ou non, surent relayer cet abord positif de l’avenir. Une recette commune à tous les jeunes êtres en devenir, sourds ou pas : être aimés et compris, croire en un futur ouvert, foncer, faire ce qui plaît… mais sur base de travail. Détail d’importance, la maîtrise de la langue que l’on n’entend pas est encouragée par la lecture et l’écriture d’abord partagées en famille dans le plaisir, des pratiques rapidement addictives, exercées « sans modération » tant elles ouvrent et libèrent ensuite. Sénèque est aussi son compagnon de route : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Ou encore « Vivre, c’est apprendre à danser sous la pluie », sans attendre que passe l’orage !
Poursuivre des études supérieures et entrer dans la vie active en étant Sourd profond de naissance dans les années 1975-1985 (quand auparavant les Suzanne Lavaud étaient l’exception ; rappelons cependant que les sourds « bien intégrés », par vertu d’assimilation, ne se repèrent pas facilement), était un défi pour lequel il fallait cultiver adaptation, patience et détermination, des qualités toujours nécessaires en dépit d’informations, de droits, de techniques et d’aides humaines plus développées. Le Réveil Sourd d’alors et ses prolongements ont cependant eu des effets dont bénéficient une partie des plus jeunes aujourd’hui. Mais la dispersion géographique, les variantes administratives et la compréhension générale des situations de surdité par tout-un-chacun (médecins compris…) restent source d’inégalité. Souvent partielles, les avancées nécessitent toujours de franchir des barrières injustifiées. Agnès, comme elle le dit elle-même, a cette « niaque ».
L’auteure fait son miel de rencontres heureuses dans son entourage proche comme à l’extérieur, ses « phares » qui compensent amplement les obscurs. Au-delà du cercle familial, on y croise des professionnelles de la méthode de Suzanne Borel-Maisonny au centre spécialisé de la rue Pelouze à Paris ; Ariane Mnouchkine qui la fait travailler au sur-titrage du Tartuffe qu’elle monte ; Paul Veit, audioprothésiste de la rue Thérèse à Paris, dans les bras duquel elle se précipitait petite, qui l’introduit à ACFOS (Action Connaissance FOrmation pour la Surdité); Victor A., intervenant sourd, ainsi que d’autres figures de dynasties sourdes bien connues ; indirectement, Claire Bretécher dont la lecture, avec celle du Canard Enchaîné, l’aide à intégrer le second degré de la langue tout en suivant l’actualité ; Momo chez les Petits Frères des Pauvres ; ses amours félines et canines (« mes premiers interlocuteurs en communication non verbale »), si attentifs et tendres, jusqu’aux perruches, silencieuses pour elle, tels des poissons, aux Serres d’Auteuil et tant d’autres…
L’une de ces rencontres la bouleverse davantage. Elle qui se disait « oraliste pure et dure » s’ouvre au monde des signes par l’intermédiaire de Jacques, Sourd parfaitement « bilingue », à la langue française particulièrement châtiée, mais tout autant signeur militant, fin et bon vivant. Aux côtés d’Élisabeth Kraut, également virtuose dans ce complet bilinguisme au terme d’une histoire différente, il participa activement au développement de SERAC, toute première association à vocation sociale dédiée aux Sourds. Jacques fait découvrir à Agnès ce qu’elle avait déjà dans les veines en tant que kinésithérapeute (qui se dit « technicienne de surface cutanée ») exerçant dans une banlieue où se rencontrent toutes sortes de détresses. Et Agnès, toujours en mouvement, fonce une fois de plus. Elle défend notamment la langue des signes en temps de Covid qui a sur les masques, si pénalisants pour la lecture labiale et le contact social, l’avantage d’être « zéro postillon » !
Rires, sourires et émotions ne manquent pas dans ce bouquet impressionniste qui relève essentiellement du véritable savoir-vivre. Quoiqu’elle s’en défende, Agnès fait partie de ces privilégiés « oralisants » plus qu’« oralistes » mais, devenue bilingue, elle pointe les travers chez quelques pairs « ayant réussi » en « moutons de Panurge » (ou perroquets) et, ce qui est plus navrant, dans le mépris des Sourds « signeurs » (ou singes qui savent d’ailleurs leur rendre la pareille), ce qu’à juste titre elle ne supporte pas.
Elle ne se ferme aucun des mondes environnants, consciente des limites mais nourrie des divers apports, jusque dans les épreuves qui la font rebondir pour mieux s’émerveiller de ce qu’elle reçoit autrement. Par-dessus tout, elle sait ce qu’elle doit à sa mère (« mon meilleur outil éducatif »), à sa soeur Brigitte, toutes deux trop tôt disparues, et à son père, toujours affectueusement présent, auquel elle dédie ce livre. À mon tour, je lui suis profondément reconnaissante de m’avoir rendue un peu moins « mal-comprenante » lors de son accueil (et quelle cuisinière ! un délicieux repas arrosé du « vin sourd » de Jacques) dans les années 1990 et de continuer à être le meilleur antidépresseur de ces deux siècles, l’ancien et le nouveau.
Aude de Saint Loup, août 2021.
Sourd Réalisme, l’art d’être différente, est disponible à la vente (14€ + 6€ de frais de port) sur le site d’Agnès Fédrizzi dans lequel elle expose ses travaux artistiques. Elle racontait sur France Culture en octobre dernier sa vie en pandémie de Covid-19, interview à lire et écouter.