« Le revenu des opérateurs sur le marché de détail enregistre ce trimestre un nouveau record de croissance de 3% et atteint 8,8 milliards d’€ HT au 2ème trimestre 2021. Celui-ci n’avait pas connu une telle croissance depuis plus de 10 ans. » Ce constat de l’autorité de régulation des opérateurs de téléphonie (Arcep) est à mettre en miroir à leur demande de remise à plat du dispositif des centres-relais des conversations téléphoniques des personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles ou aphasiques créés en octobre 2018. Définis par une directive de l’Union Européenne et la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, ils sont de deux natures : les opérateurs téléphoniques doivent assurer à leurs clients un service adapté (relais des conversations téléphoniques), ainsi que les administrations, services publics et entreprises réalisant plus de 250 millions de chiffres d’affaires. Ce n’est que quelques semaines avant l’échéance légale qu’a été monté un service universel sous forme d’applis mobiles confié à RogerVoice (pour les opérateurs membres de la Fédération Française des Télécommunications) et Deafi (pour Free), pour les seuls abonnés en téléphonie mobile ; cette entorse à la loi n’a suscité aucune contestation associative. Parallèlement, les entreprises et administrations concernées doivent proposer un service de communication adaptée que la quasi-totalité sous-traitent à des sociétés spécialisées. Ce sont elles, Acceo, Deafi, Elioz et Sourdline qui viennent de se regrouper pour affronter la menace d’une réforme globale de leur activité. Leur porte-parole, Hervé Allart de Hees (fondateur d’Acceo), en explique la raison d’être et les motivations.
Question : Pourquoi avoir créé le collectif AccesSourd ?
Hervé Allart de Hees : En fait, la profession n’était pas organisée, coordonnée, alors qu’elle est très spécifique. Elle comporte deux volets : l’accessibilité numérique des télécommunications du service universel d’une part [centre-relais NDLR], et celle de la communication des personnes sourdes ou malentendantes avec les services publics ou privés. Nos entreprises travaillent sur ce second volet. L’État mène une réflexion globale sur le sujet, les acteurs que nous sommes ont décidé de parler d’une même voix en se regroupant dans le collectif AccesSourd.
Question : Les trois ministres de tutelle Cédric O, Amélie de Montchalin et Sophie Cluzel ont lancé fin juillet une mission de réforme des dispositifs créés il y a tout juste trois ans. Craignez-vous une volonté de faire table rase ?
Hervé Allart de Hees : Ce n’est pas envisageable. L’obligation faite aux administrations et aux établissements est ancienne, elle relève du code pénal en matière de discrimination. De nombreuses entreprises et administrations avaient mis en place une accessibilité des communications avec les personnes sourdes ou malentendantes. Très clairement, l’obligation native repose sur le code pénal, c’est un sujet qu’on partage depuis longtemps avec le Défenseur des Droits. Mais à la différence de celle qui concerne les sites Internet, il n’y a ni contrainte ni sanction sur l’adaptation des communications téléphoniques pour les usagers malentendants, sourds, sourdaveugles ou aphasiques. En fait, la mobilisation sur l’application de cette disposition de la loi pour une République numérique est assez symbolique.
Question : Dans leur communiqué de juillet dernier, les trois ministres invoquent une offre fragmentée, complexe pour les usagers, et plaident pour une solution unique qui serait simple à utiliser.
Hervé Allart de Hees : On ne partage pas leur diagnostic. Il a été fait sans consulter les acteurs du marché, il n’est pas nécessairement le bon, on va amener des arguments pour rectifier le tir. Les ministres parlent de « parcours complexe », ce qui n’est pas le cas, ils font un amalgame entre le service universel et l’accessibilité aux administrations et services. Ils évoquent une hétérogénéité de l’offre, il faut qu’on nous dise pourquoi. Ils affirment que le dispositif n’est pas très lisible. Il était pourtant facile d’écrire dans le décret que l’information sur l’accessibilité aux personnes déficientes auditives ou aphasiques serait mentionnée dans une rubrique ou un endroit précis [C’est d’ailleurs le cas pour l’accessibilité des sites Internet aux usagers déficients visuels NDLR]. A cet égard, l’Arcep avait souligné l’absence d’étude d’impact et des imprécisions. De notre côté, on a constaté une carence en concertation, tout un tas de constats connus en 2015 et 2016 au moment de l’élaboration de la loi. Les ministres ont relevé l’absence de clarté, effectivement comment peut-on repérer les acteurs du privé franchissant le seuil de 250 millions de chiffre d’affaires ? De plus, d’un établissement à l’autre trouver sur le site internet l’endroit où l’établissement est accessible aux personnes sourdes ou malentendantes tient parfois de la spéléologie. Pour les administrations c’est plus simple, toutes sont concernées.
Question : Les ministres ont lancé cette mission de réforme quelques semaines après une forte pression de la Fédération Française des Télécommunications pour discriminer les appels selon qu’ils concernent la vie privée ou la mise en relation avec une administration ou un service commercial…
Hervé Allart de Hees : Ça remettrait en cause la politique d’accessibilité suivie depuis des décennies, et exonérerait l’État de ses responsabilités en la matière. On a d’un côté le service universel et de l’autre des obligations d’accessibilité. Ce sont deux sujets, bien marqués. Le service universel, c’est appeler qui on veut. C’est ce que fait la FFT pour la plupart des opérateurs, et Free en autonomie. Ce sont des dispositions européennes, on en fait ce que l’on veut. En parallèle, il y a l’accessibilité aux services publics et privés. La lecture de la FFT est erronée, elle veut s’exonérer du service universel, pour dire qu’ils ne sont pas en charge des appels vers des professionnels. Mais il n’y a pas de limite d’usage. J’ai l’impression que certains ne lisent pas tout l’énoncé du problème, on est assez étonné de ce qu’on vit aujourd’hui. On est à moins de 4.000 usagers du service universel, alors que l’État en prévoyait 8.000 dans les trois ans de sa création. Mais quand vous constatez un service aussi dégradé, plus de la moitié des appels en langue des signes qui ne sont pas pris en moins de trois minutes. Appeler une personne sourde est possible, mais on ne l’aura jamais parce qu’on n’attendra pas un quart d’heure pour lui parler ! C’est le seul handicap où on fait cela. RogerVoice choisi par la FFT n’avait pas l’expertise, la compétence pour répondre ; le service rendu est à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre, c’est quand même inquiétant.
Question : Quand on regarde l’historique du dossier, on se souvient que les opérateurs ne voulaient pas financer les centres-relais.
Hervé Allart de Hees : En tout état de cause, les opérateurs téléphoniques s’agitent et font passer leur message parce qu’aujourd’hui ils subissent une loi à laquelle ils ne s’étaient pas intéressés. Mais ils ne peuvent pas échapper aux dispositions européennes. Ce qui fait qu’on ne comprend pas leur positionnement. On a des contacts avec eux dans le cadre de la FFT ; on ne comprend pas cet embrouillamini et cette volonté de se dégager de leurs responsabilités. Soit c’est une mauvaise lecture du problème, et on va les éclairer, soit on veut créer l’ambiguïté, l’amalgame, volontaire ou involontaire.
Question : Vous évoquez une piètre qualité de service mais y a-t-il suffisamment d’interprètes en Langue des Signes Française puisqu’elle est le mode principal de communication des usagers des centres-relais du service universel ?
Hervé Allart de Hees : Il y a moins d’interprètes aujourd’hui qu’il y a 15 ans. Les plans métiers de 2010 et 2016 n’ont eu aucun effet. Les universités accueillent de moins en moins d’étudiants interprètes LSF, et elles privilégient l’interprète de conférence. L’interprète, ça ne veut pas dire que tous les publics vont comprendre le message, on a les mêmes particularités pour les Sourds que pour les entendants. Nous, on recrute des gens diplômés mais également compétents. Le diplôme ne fait pas tout ! En 2010 et 2016, il aurait fallu prendre le temps de solliciter les acteurs du marché afin de remonter nos besoins et ainsi former des profils qualifiés à nos métiers. On n’a pas été bons, on aurait pu mieux s’emparer du sujet.
Laurent Lejard, octobre 2021.