Dans une Justice idéale, les victimes, plaignants, accusés ou requérants Sourds devraient être traités comme les autres justiciables. Mais avec 500 interprètes diplômés pour couvrir l’ensemble des besoins en tous genres sur le territoire français, il est évident que les personnes sourdes s’exprimant en Langue des Signes Française ne disposent pas des moyens humains nécessaires à leur communication avec les entendants. Et quand cette carence concerne les relations qu’elles peuvent avoir avec les services de police, de gendarmerie et de justice, cela prend un tour dramatique. D’autant que les premiers méconnaissent la réglementation, a maintes fois constaté Anne-Christine Legris, interprète LSF expert judiciaire près la cour d’appel de Colmar (Haut-Rhin.) « Quand une personne sourde veut porter plainte, les officiers de police judiciaire proposent un interprète s’ils l’estiment nécessaire. Souvent ils demandent à la personne de fournir cet interprète ou de passer par un tiers, un membre de la famille par exemple. » Pourtant, la présence de l’interprète pris en charge au titre des frais de justice est un droit, qui n’est pas connu : « Police et gendarmerie découvrent qu’il existe des listes d’experts judiciaires qu’ils doivent privilégier avant d’appeler un interprète. C’est toujours la même problématique, expliquer les choses. »
Anne-Christine Legris a également constaté de multiples manquements graves, telle la décision du Tribunal de Paris le 29 juin 2021 de placer en détention provisoire un jeune marocain sourd jugé sans interprète et que les juges ne parvenaient pas à comprendre : aucun interprète disponible prétendait la police… qui n’en avait en fait appelé aucun. Elle évoque également la victime d’une violente agression en pleine nuit qui se fait répondre par les policiers d’aller chercher un interprète ! Qu’en est-il des auditions ? « Soit on est seul et on fait des pauses [l’interprétation LSF est éprouvante et s’effectue par séquences de 20 minutes selon les règles de l’art NDLR], soit on parvient à venir à deux interprètes. On peut y passer deux jours, pour les auditions, confrontations, comparutions immédiates, jusqu’à la prison. Parfois ça peut être compliqué. » Les interprètes doivent en effet jongler entre les missions commandées par leurs clients et les réquisitions par les services de police qui peuvent tomber à tout moment. Ce qui conduit certains à employer des interfaces, interprètes non diplômés souvent formés sur le tas, voire quelqu’un simplement censé connaître la langue des signes.
Avocate au barreau de Nanterre (Hauts-de-Seine), Coralie Cota est spécialisée dans la clientèle sourde en droit civil, essentiellement des affaires familiales. « En 24 ans de métier, j’ai constaté une évolution depuis la loi du 11 février 2005. Avant, les justiciables devaient payer l’interprète sauf s’ils bénéficiaient de l’aide juridictionnelle (AJ.) Mais la loi a été souvent méconnue par des tribunaux qui réservaient la gratuité de l’interprète aux seules AJ. » Il lui a fallu maintes fois rappeler les dispositions de la loi aux greffiers et juges qui requièrent peu d’interprètes : « En pratique, du fait du manque d’interprète, on me fait comprendre qu’il faut se contenter d’une interface tout de suite ou d’un interprète plus tard, avec renvoi de plusieurs mois du dossier du client. » Autre difficulté, obtenir un interprète pendant une expertise ou une enquête sociale, et tout au long d’une procédure. Coralie Cota évoque les incompréhensions entre le monde de la justice et les Sourds, notamment en matière de communication écrite : « Je fais attention sur l’écrit en m’adaptant pour m’assurer de la compréhension des personnes sourdes. Mais on n’est jamais à l’abri de malentendus, même après reformulations. Ce que ne font pas forcément les magistrats du fait de leur surcharge de travail. Il n’est pas évident d’obtenir le temps nécessaire supplémentaire pour juger un dossier. » Autre souci, les préjugés résultant de la méconnaissance de la réalité du quotidien : « J’entends des propos choquants sur les capacités à s’occuper d’un bébé, notamment l’entendre pleurer, de la part d’assistantes sociales ou autres professionnels. » Préjugés qui peuvent influer négativement sur les décisions de justice, comme confier la garde d’un enfant lors d’un divorce.
Quand la vie en dépend
Les difficultés de communication entre Sourds et Justice peuvent avoir des effets dramatiques en cour d’assises. C’est ce qui s’est produit lors du procès en appel à Amiens (Somme) de Gérald Descamps, condamné le 18 novembre 2020 en première instance par la cour d’assises de Laon (Aisne) à 20 ans de réclusion criminelle pour le meurtre d’une femme, tous deux Sourds comme quasiment tous les protagonistes de l’affaire. Avec de telles difficultés de communication que la présidente de la cour d’Amiens, Marie-Charlotte Troussard, a dû ajourner le procès de novembre 2021 après les premières audiences pour le renvoyer à avril 2022. « Dans le cadre de ce procès, justifie-t-elle, l’accusé et les trois quarts des témoins étaient Sourds, évoluant dans la communauté des Sourds du Saint-Quentinois. On a eu de grandes difficultés à trouver des interprètes qui ne devaient pas connaître les parties à l’audience, et connaissant la langue des signes de la région. L’audience en appel a requis huit interprètes, sans jamais de temps mort, avec beaucoup de malentendants dans le public. »
Il n’y a pas eu de préparation particulière de la cour et des jurés mais des questions intelligibles et basiques, en évitant les réponses par oui ou non, précise la présidente : « Dans le second procès, un intermédiateur a reformulé mais il faut être prudent à cause du risque de contresens. Cela s’est produit à deux reprises. » Au sujet des conditions d’audition de Monsieur Descamps lors de sa garde à vue et ses aveux, Marie-Charlotte Troussard renvoie au principe de l’oralité des débats en Assises : « Ça signifie que Monsieur Descamps a pu s’exprimer sur les faits à l’audience. De nombreuses questions posées en garde à vue lui ont été reposées à l’audience et il y a répondu. On a eu beaucoup d’interprètes mais c’était compliqué, les interprètes sont sous-payés et difficiles à faire venir. Mon objectif était que l’accusé soit acteur de son procès et comprenne les débats. C’était un procès inédit, on reste en capacité de juger ce genre de fait dans une affaire singulière, mais ça ne m’a pas plus dérangée que s’il s’agissait d’un procès avec des personnes s’exprimant en langue étrangère. Tout a été traduit. J’ai tout fait pour un procès équitable », conclut-elle.
Directeur de production chez Delta Process, Philip Allain qui encadre 80 interprètes et transcripteurs a témoigné pendant ce procès : « J’ai expliqué pendant une demi-heure les différences entre langue française parlée et langues des sourds, signée ou gestuelle, et leur communauté. Quand un officier de police insiste pour obtenir un nom, une adresse, il est important de savoir que pour un Sourd, il s’agit d’un nom-signe ; par exemple désigner un homme par la barbe qu’il porte au lieu de son nom, qu’il ne connaît pas. » Une différence fondamentale : « Un entendant a du mal à comprendre que les Sourds se comprennent, alors que parfois l’interprète entendant n’y parvient pas parce qu’ils ne peut raccrocher la langue qu’ils pratiquent entre eux à son référentiel professionnel. On imagine la surdité comme un handicap, mais c’est en fait un problème de communication réglé par une langue spécifique. » Et pas des étrangers dans leur propre pays : « On a des citoyens sourds qui parlent une langue de la République, mais face à la Justice ils n’ont pas l’égalité des armes et des chances. Quel est le niveau d’information des juges et jurés sur l’environnement des Sourds ? Mettre en parallèle des sourds signants avec des étrangers, ça veut dire quelque chose… »
L’avocate Caroline Jean a défendu Gérald Descamps dès le premier procès de Laon, alors qu’il était en détention provisoire : « Vous dire qu’on avait souligné des difficultés de notre client serait faux, mais on a évoqué ses conditions de détention et son isolement, pas de soins mais une seule infirmière avec laquelle il communiquait par écrit. C’est un homme qui ne voulait pas déranger. Après le procès de Laon, il nous a dit qu’il ne comprenait pas ce que traduisait l’une des quatre interprètes. » En effet, les interprètes traduisent dans les deux sens les propos de l’accusé, des magistrats, avocats, témoins, et pour tout le monde, public inclus, ce qui prend davantage de temps que lors de débats classiques. « Le procès de Laon a été calé sur cinq jours d’audiences, comme pour des valides, on a fait des journées à rallonge jusqu’à 22 heures, avec de la fatigue et une concentration maximale. Nous avons évoqué cela dans le dossier d’appel, nous avons expliqué les faits. Malgré tout, le procès a été calé sur cinq jours à Amiens en novembre 2021, puis six jours en avril 2022. » Là encore, avec un rythme et des horaires soutenus.
Autre question soulevée par Caroline Jean : les auditions en garde à vue de Gérald Descamps. « J’ai fait visionner ces auditions par un expert, qui évoque des écarts entre les propos et leur traduction, en présence d’une seule interprète. La première audition a duré 1h45, la seconde 1h20, la troisième 45 minutes Pendant l’instruction et la garde à vue, cette interprète est seule et commet des erreurs. Tout au long de l’instruction, il y a eu des erreurs. L’expert auquel j’ai fait appel m’a dit que l’interprète n’a pas fait reformuler ses déclarations par Monsieur Descamps. » L’avocate estime que cette interprète, débutant dans la profession et sans expérience judiciaire, aurait dû réclamer : « Toujours un seul interprète, à cause du manque de moyens et que la justice est éloignée du sujet. La présidente de la cour a refusé de reconnaître que le niveau de lecture d’un Sourd n’est pas celui d’un oralisant. Elle affirme dans sa décision que Gérald Descamps sait lire, sans s’assurer qu’il comprend ce qu’il lit. » Cet écart entre la capacité à lire un texte et à en comprendre le sens est repéré par tous les connaisseurs du monde sourd mais demeure ignoré par les professionnels de la justice alors que ses conséquences pèsent lourd. « Mon client n’a pas bénéficié d’un procès équitable, conclut Caroline Jean. J’en tire l’enseignement que la justice n’est pas la même pour tous, et encore moins quand vous êtes handicapé. »
En détention, les Sourds sont livrés au système D, comme le confirmait le 24 décembre 2020 le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, à la Contrôleure Générale des lieux de privation de liberté : « Je vous précise toutefois que s’agissant de l’interprétariat, des solutions sont trouvées localement, au cas par cas, pour recourir à des interprètes. Il s’agit du recours à un détenu maîtrisant la langue des signes, à des interprètes bénévoles, à différents partenaires dont l’Institut national des jeunes sourds, l’union régionale des associations de parents d’enfants déficients auditifs, l’intervention d’un interprète en visio-conférence ou encore le recours aux unités d’accueil et de soins des Sourds dans les centres hospitaliers. »
Avis d’experts
Laurence Bourdon, interprète LSF, dirige chez Tadeo une équipe de 30 interprètes. « Quand on regarde les textes de loi « si la personne est atteinte de surdité elle doit être assistée d’un interprète. » Qui décide ce qui est nécessaire ? Ce n’est jamais spécifié. Le fait de bouger les mains ne dit rien des capacités langagières de la personne qui est là, entre quelqu’un qui a de la bouteille et sait s’adapter de la LSF au français signé, au mime, etc. Autre possibilité la plus fréquente, tomber sur un interprète trop jeune, impressionné par le cadre de la justice, « Je traduis, que la personne comprenne ou pas. » La personne sourde peut comprendre globalement sans analyser, et si l’interprète adapte, là on va au casse-pipe. L’interprète doit reformuler les propos en cas de doute et tenir compte du niveau de langue de la personne. »
Laurence Bourdon ne comprend pas que l’on puisse auditionner un suspect en garde à vue pendant 1h45 avec un seul interprète, dans une situation de traduction standard sans se poser la question de la compréhension, alors qu’il faut deux interprètes : « Un Sourd ne comprend pas forcément la LSF. Les Sourds signants représentent 5% de la population sourde mais peu maîtrisent la LSF ; par exemple, les gitans qui ont une langue gestuelle. Là-dedans, il est difficile de situer la personne sourde, et il faudrait discuter avec elle au préalable parce qu’on ne se pose pas la question du niveau de langue, c’est l’entendant qui en décide. On constate deux difficultés, l’interprète et la connaissance de ce que surdité veut dire. On prend n’importe qui en urgence pour assister, il suffit qu’il dise « Je maîtrise la langue des signes. » Il y a très peu d’experts LSF inscrits auprès des Cours d’Appel. Sur la liste des experts de Bordeaux, on trouve une monitrice de natation, sur celle d’Aix-en-Provence, une fleuriste, à Versailles la mention d’un certificat qui n’existe pas ! Et d’ajouter à ce tableau une rémunération nettement inférieure au tarif courant de 60€ ; la justice paie 42€ pour la première heure et 30€ les suivantes, réglés plusieurs mois plus tard, avec frais de déplacement mais sans repas…
Laurence Bourdon déplore par ailleurs la baisse, au fil du temps, du nombre d’interprètes, les jeunes ne comblant pas les départs en retraite. La visioconférence, inscrite dans le code de procédure pénale depuis le 27 avril dernier serait-elle une solution ? « Elle commence à être évoquée. Mais la visio est plus fatigante parce qu’elle repose sur un écran 2D et dépend de la qualité de la connexion Internet. La transcription manuelle peut être d’excellente qualité mais la personne sourde doit être capable de lire et comprendre, et de s’exprimer avec une voix intelligible. »
« Des interfaces ne font que de la justice, complète Anne-Christine Legris, alors que les Experts Traducteurs Interprètes (ETI) sont des professionnels d’un métier dont la justice est une activité secondaire. Alors qu’il y a des difficultés à Mulhouse avec le tribunal des enfants, qui n’anticipe pas quand il a besoin d’un interprète. Nanterre payait en Aide Juridictionnelle, on n’arrivait pas à se faire payer, c’était compliqué. Les refus de prendre en charge dans les frais de justice entraînent tout un travail chronophage d’information. Même en cour d’assises, on peut avoir du bricolage. La cour criminelle de Metz doit prochainement juger un crime où une des deux victimes est sourde. Le greffe avait prévu de requérir un seul interprète qui devait tout traduire deux jours durant, la cour a dû en accepter trois alors que le greffe estimait que l’interprète n’avait pas à tout traduire. A Besançon, 26 personnes sourdes ont été convoquées comme parties civiles lors d’un procès ; le tribunal correctionnel ne voulait pas requérir plus d’un interprète. Pourtant, des associations travaillent avec le ministère de la Justice qui doit accepter de changer ses habitudes, et que les magistrats comprennent les besoins d’un procès équitable en cessant de limiter la présence de l’interprète à l’intervention de la personne sourde. Ou demander à une victime de viol que ses parents en traduisent les circonstances ! Ou qu’un juge demande à un adolescents de traduire ses parents Sourds. » Anne-Christine Legris constate toutefois que diverses actions se mettent en place dans le domaine judiciaire avec l’action du Défenseur des Droits : « Tout n’est pas noir, mais l’évolution est lente. »
Laurent Lejard, juin 2022.
Avec le soutien de la Fédération Française de l’Accessibilité