Étendu sur près d’un millier d’années, le Moyen Âge est une période toujours mal connue, propice aux idées reçues comme l’exposait le 9 juin 2017 l’historien Yann Cantin, maître de conférences à l’université de Paris 8, lors d’une conférence en Langue des Signes Française avec interprète en français et sous-titrage : « Quelle était la vie des Sourds au Moyen Âge ? Serait-elle si obscure comme le disaient les auteurs du XIXe siècle ? Ou alors, bien plus libre que l’on pensait ? » Il y voyait l’origine de la langue des signes (le noétomalalien) et des communautés sourdes qui vont émerger au XVIIIe siècle. Un point de vue que tempère l’historienne Aude de Saint-Loup, ancienne directrice du Cours Morvan, dont les passionnants travaux ne sont malheureusement pas édités. Elle rappelle que les signes ne constituaient pas une langue comme on l’entend aujourd’hui, et que les Sourds n’étaient pas regroupés mais dispersés et globalement intégrés dans la société. Les travaux de recherche de ces historiens et de bien d’autres sont au coeur de l’ouvrage de Thomas Rodot Un regard pour entendre, Sourds et surdité dans l’Occident du Bas Moyen-Âge.
Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à étudier la situation des personnes sourdes pendant le Moyen Âge ?
Thomas Rodot : J’ai toujours ressenti un intérêt particulier pour l’histoire culturelle, c’est-à-dire l’histoire des représentations, des perceptions. Michel Foucault a montré que des éléments apparemment fixes des sociétés humaines, comme la sexualité ou la maladie, pouvaient devenir des objets d’études historiques, car même s’ils ont toujours existé, les manières de les percevoir et de les penser ont évolué dans le temps. Partant de cela, j’ai d’abord voulu traiter la question de l’infirmité et la difformité physique au Moyen Âge, ma période de spécialité. Il s’est rapidement avéré que cette question était trop vaste dans le cadre d’un master. Après plusieurs discussions avec mes directeurs de recherches, Martine Clouzot et Arnaud Fossier, nous avons décidé de centrer l’étude sur une infirmité précise. La surdité a été choisie car elle est marquée par une absence quasi-totale de recherches sur les époques prémodernes (Antiquité et Moyen Age), et constituait donc un grand terrain historique à défricher.
Question : Vous mettez en évidence le rôle et la place du travail dans l’intégration sociale, la société d’alors considérant que les infirmes sont exemptés du devoir chrétien de travailler. Quelle résonance verriez-vous avec notre époque où l’on n’existe que par le travail ?
Thomas Rodot : Il est possible que la conception contemporaine du travail comme facteur d’existence sociale soit l’héritière d’une évolution des mentalités qui a lieu dans la seconde moitié du Moyen Âge. On assiste à une profonde revalorisation du travail à partir du XIe siècle : la réforme grégorienne de l’Église en fait le destin naturel du chrétien et accentue la réticence à l’oisiveté. La charité chrétienne est restructurée : l’invalidité des bénéficiaires est durement contrôlée afin de détecter les profiteurs et de mettre au travail le plus grand nombre. Les infirmes, maintenus parmi les récepteurs légitimes de la charité, témoignent parfaitement du renforcement de la valeur travail car, malgré leur droit à l’aumône, beaucoup tentent de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins pour éviter les jugements et pour que Dieu leur soit plus favorable. Si cette insertion professionnelle est plus facile pour les Sourds dans une société dominée par le travail manuel, des récits de miracles relatent des histoires d’estropiés ou de paralytiques qui refusent de dépendre de l’aumône et qui essayent de gagner leur vie par leurs propres moyens. Le travail devient donc à cette époque, par l’influence de la religion, une source majeure d’intégration sociale.
Question : Au Moyen Âge, le droit attribue différents niveaux de capacité juridique en fonction du niveau et de l’origine de la surdité. Dans quelle mesure ce type de distinction entre né ou devenu sourd, entre oralisants et muets aurait-il traversé les siècles au point de cristalliser les tensions actuelles dans la communauté sourde ?
Thomas Rodot : N’étant pas intégré à la communauté sourde, je ne me sens pas légitime et trop peu connaisseur des débats actuels pour établir des comparaisons entre les époques médiévale et contemporaine.
Question : Vous ne parlez pas de culture sourde puisqu’il n’existe pas, au Moyen Âge, de langue des signes normalisée mais des gestes non codifiés. Avez-vous trouvé ou identifié des travaux intellectuels ou des oeuvres créés par des sourds à cette époque, pouvant constituer une base culturelle spécifique ?
Thomas Rodot : Il est très difficile de trouver des travaux ou des oeuvres réalisés par des Sourds à l’époque médiévale : s’ils sont plutôt bien intégrés dans le monde professionnel, l’absence d’accès à l’éducation les cantonne à des métiers manuels peu prestigieux. Dans mon corpus documentaire, les Sourds sont presque toujours les sujets d’une production intellectuelle entendante, et très rarement les auteurs ou les artistes. John Audelay, prêtre anglais devenu sourd et aveugle à la fin de sa vie, a écrit de nombreux poèmes dans lesquels il déplore sa condition, mais ces œuvres ne se diffusent pas et restent dans le cadre de l’intime. Si une base culturelle naît au Moyen Age, elle serait selon moi davantage fondée sur des comportements que sur des travaux. L’étude des récits de guérisons miraculeuses et des ex-voto offerts aux saints après une guérison réussie montre une sous-représentation nette de la surdité par rapport aux autres infirmités. Cette discrétion témoigne peut-être du fait que les Sourds ne ressentaient pas le besoin de guérir dans une société favorable à leur intégration. Il est même possible qu’ils aient commencé à donner une dimension identitaire à leur déficience qu’ils auraient donc délibérément refuser de supprimer. Rien ne permet à l’heure actuelle de confirmer ces hypothèses mais il est probable qu’il s’agisse d’un premier jalon vers la naissance d’un sentiment communautaire qui ne s’épanouira pleinement qu’à l’époque moderne.
Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2022.
Un regard pour entendre, Sourds et surdité dans l’Occident du Bas Moyen-Âge (XIIIe-XVe siècles), par Thomas Rodot, éditions L’Harmattan, 27,50€ en librairie, 20,99€ en numérique PDF ou ePub.
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